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LE BONHEUR, SOUVERAIN BIEN

certains plaisirs produisent la douleur, certaines douleurs produisent le plaisir ; on rejette les premiers, pourquoi ne choisirait-on pas les secondes ? « Toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur n’est pas toujours à éviter : ἀλγηδῶν πᾶσα κακόν οῦ πάσα δὲ φευκτὴ ἀει[1]. » Bien plus, les douleurs même de longue durée, il nous les faut supporter, τολὺν χρόνον ὑπομένειν, à condition, naturellement, qu’elles soient suivies d’un plaisir supérieur. On voit combien s’accuse la divergence du système épicurien et du système cyrénaïque. Voici la formule qu’emploie Épicure pour résumer sa pensée et qui est l’expression subtile, mais fidèle, de la doctrine utilitaire : Nous en usons avec le bien, à certains moments, comme avec un mal, et de nouveau nous nous servons du mai comme d’un bien[2]. »

Seulement, comment nous y prendre pour distinguer avec netteté, dans notre pensée, le plaisir et la peine, le bien et le mal, alors qu’on les confond dans l’action ? Vous me promettez ce plaisir si je souffre cette douleur ; mais comment établir dans mon esprit une balance assez juste pour peser avec exactitude les deux sensations agréables ou désagréables que vous me proposez, et pour voir laquelle remporte sur l’autre ? Ajoutez à cela que ces deux sensations, je puis seulement les imaginer dans l’instant actuel : il me faut donc, avant de les comparer, les construire l’une et l’autre à l’aide des données de l’expérience et des efforts de l’entendement. La moindre erreur de mesure et de calcul peut me rendre heureux ou malheureux, et en certains cas influer sur ma vie entière. Voilà donc une importance extraordinaire attribuée tout à coup, dans la doctrine utilitaire, à l’intelligence ; celle-ci conserve toujours, il est vrai, son rôle de moyen ; mais, sans ce moyen, on ne peut plus en aucune manière atteindre la fin. Non seulement, comme nous l’avons vu, la pensée humaine, διάνοια, la sagesse, φρόνησις, ont pour œuvre de diriger toutes les actions de l’homme vers le plaisir, mais elles doivent aussi organiser les plaisirs mêmes et, bien plus, les douleurs, en vue du suprême plaisir ; par là, elles se trouvent rehaussées, et le bel éloge qu’Epi-

  1. Diog. L. x, 129.
  2. Ibid., 130. χρώμεθα τῷ μὲν ἀγαθῷ κατά τινας χρόνους ὡς κακῷ τῷ δὲ κακῷ τοὔμπαλιν ὡς ἀγαθῷ.