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RÈGLE DU PLAISIR : L’UTILITÉ

lui défendre de regarder en avant et en arrière, lui défendre, en un mot, de se retrouver dans le passé et de se projeter dans l’avenir, n’est-ce donc pas lui ôter toute sa liberté d’action ? C’est aussi enlever toute portée à la vue de l’intelligence que de placer devant et derrière elle la nuit ; c’est, pour ainsi dire, rendre toute action opaque, que de ne pas vouloir qu’on regarde en elle et comme à travers elle le passé qui l’a produite et l’avenir qui en sortira. L’intelligence à courte vue et la volonté instable, telles que nous les dépeignent Aristippe et ses disciples, ne peuvent donc satisfaire l’homme, qui aspire sans cesse à dépasser les bornes du présent et à posséder ces deux choses : d’une part l’unité, de l’autre la fixité.

C’est ce qu’a compris Épicure, et il importe de voir le changement que produit dans sa doctrine du plaisir, identique pour le fond à celle d’Aristippe, l’introduction de l’idée d’avenir.

Le premier résultat de cette idée, c’est une classification des différentes jouissances. Aristippe soutenait que tous les plaisirs se valent : la volupté, disait-il, ne peut différer de la volupté, et le mot agréable n’admet point de comparatif[1]. Mais Épicure trouve un moyen bien simple d’établir des degrés entre les diverses jouissances ; au lieu de les prendre en elles-mêmes, considérez-les par rapport à leurs conséquences, par rapport à l’ensemble de la vie. Il est évident qu’il y a beaucoup de plaisirs que suit la douleur, parfois même une douleur supérieure à eux ; ces plaisirs, nous les laissons de côté, nous passons par dessus (ὑπερβαίνομεν) pour aller chercher au-delà des plaisirs moins dangereux[2]. Car le sage s’impose avant tout pour loi d’être conséquent avec lui-même, d’étendre sa pensée assez avant dans le futur pour éviter qu’elle ne se contredise, de gouverner assez ses désirs pour empêcher qu’ils ne se tournent contre eux-mêmes et que, par un élan irréfléchi vers la volupté ou le bien, ils ne produisent la douleur ou le


    lulam liquidæ voluptatis et liberæ potest. » — Voir aussi ibid. xiii, 44 : « Cupiditates non modô singulos homines, sed… totam etiam labefactant sæpe rem publicam. » Ce sont là des idées et des comparaisons empruntées par les Épicuriens à Platon.

  1. Diog. L. II, 87.
  2. Diog. L. x, 129.