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L’ÉPICURISME CONTEMPORAIN

Par cela même que la morale sociale épicurienne est essentiellement historique, elle présuppose l’idée d’évolution, de progrès. C’est dans Lucrèce que nous avons retrouvé l’idée du progrès humain exprimée presque pour la première fois. Helvétius reproduit la même idée en l’appliquant spécialement au droit et à la législation ; c’est cette idée qui se retrouve chez d’Holbach et la plupart des penseurs, épicuriens ou non, du dix-huitième siècle. L’idée de progrès est le fond même du libéralisme, et c’est pour cela qu’elle devait être affirmée avec tant d’énergie au dix-huitième siècle, à la veille de la grande revendication des libertés. Dans le mouvement qui emportait alors les esprits, nous avons vu quelle part énorme revient aux représentants de l’épicurisme. En politique et en morale sociale les épicuriens du xviiie raisonnent beaucoup mieux qu’en morale pure. Helvetius est franchement libéral, d’Holbach surtout est radical et attaque même avec virulence la royauté et ses inconvénients inévitables.

Dans la religion, les Épicuriens ne sont pas moins novateurs ; il est même curieux de voir, dans toute l’histoire de la doctrine épicurienne, ses représentants en hostilité directe ou indirecte avec la religion reçue. Le système de Hobbes est essentiellement irréligieux ; n’était la volonté du prince qui vient la maintenir fort à propos, la religion courrait grands risques. Hobbes attaque les miracles, et d’autre part il ne donne à la religion d’autre « semence naturelle » (semen naturale) que la crainte, l’ignorance et, en un seul mot, « un penchant inné chez l’homme vers les conclusions hâtives[1]. » Le vénérable Gassendi lui-même, qui ne s’est jamais départi d’un grand respect pour la religion dont il était prêtre, ne disait-il pas en parlant de son maître Épicure : « Si Épicure assista à quelques cérémonies religieuses de son pays tout en les désapprouvant au fond du cœur, sa conduite fut jusqu’à un certain point excusable. Il y assistait, en effet, parce que le droit civil et l’ordre public exigeaient cela de lui : il les désapprouvait, parce que rien ne force l’âme du sage de penser à la façon du vulgaire… Le rôle de la philosophie était alors de penser comme le petit nombre, de parler et d’agir avec la multitude[2]. » On ne peut

  1. Leviathan, c. 6, 45 ; c. XII, etc.
  2. De vita et moribus Epicuri, IV, 4.