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LE PLAISIR, FIN DE LA VIE

Il est intéressant d’examiner jusqu’à quel point les philosophes d’alors pouvaient répondre à cette affirmation d’Épicure : il n’y a point pour l’intelligence même d’autre bien réel que le plaisir. Si on n’oppose à Épicure que les principes de la philosophie antique, aura-t-il tort ? Kant lui eût donné raison. La philosophie antique se représentait le bien tantôt comme une chose sensible, tantôt comme, une idée abstraite et logique, presque jamais comme une bonté personnelle. C’est ce qu’indique déjà ce terme impersonnel et neutre : le bien. Les philosophes d’alors espéraient découvrir un bien (ἀγαθόν) ou le bien (τἀγαθόν), comme les alchimistes du moyen âge espéraient découvrir de l’or au fond de leurs creusets. Sur la fin de la philosophie grecque, chacun proposait son souverain bien, » et Varron en compta 288. Mais comment trouver une chose bonne qui ne se réduirait pas à une chose agréable ?

Hors de la pensée active et de la libre volonté (si elle existe), hors de la personne, il n’y a de bien réel et non abstrait que dans le plaisir. Or, les philosophes grecs, sauf Aristote, n’ont guère admis dans la volonté une libre puissance, et ils ont conçu la pensée elle-même d’une manière trop abstraite, trop purement logique. Platon employait encore, pour désigner la Bonté suprême, le terme neutre τάγαθόν. Quant à la Pensée d’Aristote, éternellement immobile, éternellement plongée dans la contemplation d’elle-même, son acte suprême semblait trop consister dans une suprême inaction. Cette conscience tout intellectuelle, où n’entrait nul élément moral, nul vouloir, semblait vide. Les anciens n’eurent donc une conception nette que du souverain intelligible, qui se ramène à la vérité, et du souverain désirable, qui se ramène au bonheur ; ils ne conçurent pas comme les modernes une souveraine obligation qu’une volonté libre s’imposerait à elle-même. Leur morale fut celle de l’intelligence ou celle des sens, plutôt que celle de la volonté.

Aussi, quand Épicure chercha un bien vraiment réel, vraiment vivant, qui fût à la portée de tous et dont personne ne pût douter, on comprend qu’il ait rejeté les doctrines de ses devanciers, et qu’il ait substitué à une fin lointaine, à demi cachée sous les abstractions de la pensée métaphysique, une fin si proche, si sûre, si réelle, semblait-il, et si universellement poursuivie. Selon lui, il faut simplement que l’homme s’abandonne de