Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/287

Cette page a été validée par deux contributeurs.
283
L’ÉPICURISME CONTEMPORAIN

M. Spencer, a bien été l’égoïsme ; mais l’égoïsme et le besoin même portaient les êtres les uns vers les autres ; des sentiments corrélatifs à cette tendance sont nés peu à peu et ont comme recouvert les sentiments égoïstes qui leur servaient de principe. Ainsi sont nés, comme M. Spencer les appelle, les sentiments égo-altruistes, et nous marchons vers une époque où l’égoïsme, de plus en plus reculé, de plus en plus méconnaissable, laissera presque entièrement place aux sentiments altruistes. À cette époque idéale l’être ne pourra plus, pour ainsi dire, jouir solitairement : son plaisir sera comme un concert où le plaisir des autres entrera à titre d’élément nécessaire ; et dès maintenant, dans la généralité des cas, n’en est-il pas déjà ainsi ? Qu’on compare, dans la vie commune, la part laissée à l’égoïsme pur et celle que prend « l’altruisme », on verra combien est relativement petite la première ; même les plaisirs les plus égoïstes parce qu’ils sont tout physiques, comme le plaisir de boire ou de manger, n’acquièrent tout leur charme que quand nous les partageons avec autrui. Cette part prédominante des sentiments sociables doit se retrouver en toute doctrine, et de quelque manière qu’on conçoive les principes de la morale. Nulle doctrine, en effet, ne peut fermer le cœur humain. Nous ne pouvons pas nous mutiler nous-mêmes, et l’égoïsme pur serait un non-sens, une impossibilité. De même que, suivant l’école anglaise, le moi, en somme, est une illusion, qu’il n’y a pas de personnalité, que nous sommes composés d’une infinité d’êtres et de petites consciences, ainsi le plaisir égoïste, pourrait-on dire, est une illusion : mon plaisir à moi n’existe pas sans le plaisir des autres, il faut que toute la société y collabore plus ou moins, depuis la petite société qui m’entoure, depuis ma famille jusqu’à la grande société où je vis ; il ne peut pas en être autrement, cela serait contraire à mes intérêts ; mon plaisir, pour ne rien perdre de son intensité, doit garder toute son extension. En définitive, la morale de l’école anglaise, qu’on peut considérer comme le développement de l’épicurisme, en est aussi la meilleure critique ; elle montre bien l’insuffisance du principe de l’égoïsme pur, insuffisance qui apparaît déjà même chez Épicure et les Épicuriens romains.

Sur d’autres points, le système épicurien a reçu en traversant l’histoire de notables perfectionnements.