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CONCLUSION

et bienfaisant. C’est que, suivant eux, il y a harmonie, dans la généralité des cas, entre le plaisir d’un individu et celui des autres ; mais, entendons-nous bien, ce n’est pas là une harmonie fondamentale et primitive : les égoïsmes marchent d’accord comme des pendules, sans se confondre et sans s’unir profondément ; et la morale même n’a pas pour but de produire cette union, parce que ce serait impossible. Sur ce point l’épicurisme, encore une fois, a fort peu avancé en France ; Dalembert, d’Holbach, Volney, font par moments pressentir l’école anglaise contemporaine, mais ils ne tardent pas à en revenir toujours à l’intérêt personnel comme au principe sincère de toute morale. Or, ici il y a une divergence notable entre les Épicuriens et l’école anglaise contemporaine. Cette divergence va s’accroissant de Bentham à Stuart-Mill et surtout à M. Spencer, avec les principes duquel on peut construire pour la première fois une physique ou physiologie des mœurs presque complète. Les moralistes anglais conservent bien toujours le plaisir personnel comme l’unique levier capable de mettre l’être en mouvement ; seulement, au lieu de donner ce plaisir même comme but à l’être moral, ils travaillent de toutes leurs forces à lui faire poursuivre le plaisir d’autrui. Exprimé sous cette forme, leur utilitarisme semble d’abord d’une inconséquence manifeste, et nous examinerons ailleurs s’il ne renferme en effet aucune inconséquence[1]. Cependant, il y a dans cette doctrine quelque chose de profond qu’il faut bien dès à présent mettre en lumière.

En définitive, qu’est-ce que serait un plaisir purement personnel et égoïste ? Y en a-t-il de cette sorte, et quelle part ont-ils dans la vie ? Lorsqu’on descend dans l’échelle des êtres, on voit que la sphère ou chacun d’eux se meut est étroite et presque fermée ; lorsqu’au contraire on monte vers les êtres supérieurs, on voit leur sphère d’action s’ouvrir, s’étendre, se confondre de plus en plus avec la sphère d’action des autres êtres. Le moi se distingue de moins en moins des autres moi ; ou plutôt il a de plus en plus besoin d’eux pour se constituer et pour subsister. Or, cette espèce d’échelle que parcourt la pensée, l’espèce humaine l’a déjà parcourue en partie dans son évolution. Son point de départ, selon

  1. V. La morale anglaise contemporaine, seconde partie.