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ÉPICURE

proviennent de sensations universellement éprouvées et qu’elles fondent l’intelligence humaine[1].

Or toute idée de ce genre, toute πρόληψις, a pour caractère propre d'être évidente et claire par elle-même[2], de telle sorte qu’il suffit de l’appeler par son vrai nom pour qu’elle s’éveille en chacun de nous, de l’exprimer avec exactitude pour que nous en acquérions la pleine conscience[3]. Il suffira donc de nommer le plaisir pour que tous comprennent que c’est là le bien ; le vrai philosophe doit ici plutôt affirmer que raisonner[4] : il parle, et on découvre que sa parole, comme celle des hommes inspirés, se réalise, bien plus qu’elle est déjà réalisée, qu’elle l’était de tout temps, que jusqu’alors on avait été à côté du vrai. Le vrai, le bien, c’est le plaisir : « cela se sent, »[5] et cela se comprend tout ensemble ; c’est le point ou coïncident l’intelligence et les sens, qui au fond ne sont qu’un. « Il suffit d’avoir des sens et d’être de chair, et le plaisir apparaîtra comme un bien[6] ; » il apparaîtra ainsi, remarquons-le de nouveau, non-seulement aux sens mêmes et à la chair, mais à l’esprit, car l’esprit, au fond, c’est encore des sens, c’est encore de la chair. « En vérité, s’écrie Epicure, je ne sais comment je pourrais concevoir le bien (τάγαθόν) si j’en retranchais les plaisirs[7]. »

  1. « Aiunt hanc quasi naturalem atque insitam in animis nostris inesse notionem ut alterum (voluptatem) esse appetendum, alterum (dolorem) aspernandum sentiamus. » De fin., I, ix, 31. Par notio quasi naturalis atque insita, Cicéron traduit le grec πρόληψις. Voir la définition de la πρόληψις dans Diogène de Laërte (x, 33) : Τήν δέ πρόληψιν ... έννοιαν καθολικήν νόησιν εναποχειμέν, τουτέστι μνημην τού πολλακις έξωθεν φανέντος.
  2. Έναργείς είσίν αί προλήψεις. Diog. L., x, 33. Cette clarte, cette certitude qu’elle possède, la πρόληψις l’emprunte à la sensation, dont elle n’est qu’une empreinte (τύπος), une image, un vivant ressouvenir (μνήμη). Voir Sext. Emp. Adv. Math., vii, 203.
  3. Voir le début de la lettre d’Épicure à Hérodote.
  4. « Negat opus esse ratione... satis esse admonere. » De fin., I, ix, 30.
  5. « Sentiri hoc, ut calere ignem, nivem esse albam, dulce mel. » De fin., I, ix, 30.
  6. Αίσθησιν δεί έχειν καί σάρκινον είναι, καί φανείται ηδονή αγαθόν. (Plutarque, Adv. Colot., 1122 a.)
  7. Diog. L., x, 6. Ού γάρ έγωγε έχω τί νοήσω τάγαθόν άφαιρών τάς ηδονάς … Athen., vii, p. 279, f.