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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

cauld domine encore tout entière la doctrine qu’il a en partie suscitée. Mais cette influence ne va pas tarder à s’effacer. Nous avons vu l’embarras des Epicuriens antiques en présence de l’amitié et du dévouement ; ils ne veulent pas y renoncer et tâchent d’élever leur système jusqu’à ces hautes vertus. Une évolution du même genre va se produire dans l’épicurisme moderne.

Peu après la publication du livre De l’esprit, Dalembert, qui se rattache lui aussi à l’école utilitaire, fait la part la plus importante au sentiment de l’humanité. D’après lui, la vertu de l’homme consiste dans l’élargissement le plus grand possible de ses affections. Si les objets de nos affections sont particuliers, les affections mêmes seront exclusives, elles seront contraires à la vertu. Aussi faut-il leur donner un objet si large et si général qu’il embrasse tous les autres sans en exclure aucun ; on doit, comme disait un philosophe, préférer sa famille à soi-même, sa patrie à sa famille, le genre humain à sa patrie : l’amour universel de l’humanité, voilà, pour ainsi dire, « l’esprit de la vertu[1]. »

Le xviiie siècle, lassé de la religion et découragé de la métaphysique, avait en effet reporté toute sa foi vers l’humanité : tout système, pour réussir, devait donc refléter par quelque côté ce grand sentiment ; la doctrine utilitaire, elle aussi, par une de ces admirables métamorphoses dont parle La Rochefoucauld, devait se transfor-

  1. Elém. de philos., III, 1. — Dalembert n’en est pas moins franchement utilitaire. On croirait, en lisant l’explication suivante du désintéressement, lire une page d’un utilitaire anglais contemporain, de Bentham ou de Stuart-Mill :

    « Si on appelle bien-être ce qui est au-delà du besoin absolu, il s’ensuit que sacrifier son bien-être au besoin d’autrui est le grand principe de toutes les vertus sociales, et le remède à toutes les passions. Mais ce sacrifice est-il dans la nature, et en quoi consiste-t-il ? Sans doute, aucune loi naturelle ou politique ne peut nous obliger à aimer les autres plus que nous ; cet héroïsme, si un sentiment absurde peut être appelé ainsi, ne saurait être dans le cœur humain. Mais l’amour éclairé de notre propre bonheur nous montre comme des biens préférables à tous les autres la paix avec nous-mêmes et l’attachement de nos semblables ; et le moyen le plus sûr de nous procurer cette paix et cet attachement est de disputer aux autres le moins possible la jouissance de ces biens de convention, si chers à l’avidité des hommes ; ainsi l’amour éclairé de nous-même est le principe de tous les sacrifices. » Considérée à ce point de vue, la morale devient une espèce de « tarif. »