Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/273

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
269
LA METTRIE

une remarquable perspicacité les doctrines modernes de Darwin, appuyées sur l’hypothèse de la sélection naturelle : il est tel passage de l’Homme-machine et de l’Homme-plante qui ne seraient pas indignes d’être rapprochés de ceux du grand naturaliste. L’homme, d’après La Mettrie, ne possède aucun caractère spécifique qui établisse entre lui et l’animal une distinction tranchée : l’homme et l’animal ne poursuivent-ils pas tous deux le même but, la jouissance ? Si on pouvait en venir à faire parler un singe, nous ne saurions bientôt plus comment nous distinguer de lui. La prétendue loi morale existe dans les animaux comme dans l’homme. Le chien connaît le remords ; ne se repent-il pas d’avoir mordu son maître ? Le lion même se montre reconnaissant envers son bienfaiteur.

Voici la conclusion à laquelle aboutit La Mettrie, conclusion qui ne laisse pas que d’être curieuse et caractéristique. « Si tu parviens à étouffer le remords, je le soutiens, parricide, incestueux, etc., tu seras heureux cependant ; mais, si tu veux vivre, prends-y garde, la politique n’est pas si commode que ma philosophie ; la justice est sa fille, les gibets et les bourreaux sont à ses ordres ; crains-les plus que ta conscience et les dieux[1]. » — C’est bien là la conséquence logique de l’épicurisme : dès lors que pour les Epicuriens la sanction constitue l’obligation morale, enlevez le remords, cette sanction intérieure, les lois, cette sanction extérieure, et l’obligation disparaîtra. Néanmoins Epicure et Philodème soutenaient, comme nous l’avons dit, qu’il y a dans la pure justice et dans la vertu, indépendamment même de leurs conséquences, quelque chose d’harmonieux et de beau qui les rend préférables pour le sage : La Mettrie ne s’est pas élevé jusqu’à cette conception.

II. — On le voit, dans La Mettrie et Helvétius, l’épicurisme ne recule devant rien, excepté devant l’inconséquence ; il est étroit et fermé, mais logique à outrance. Tous deux pensent sans ambiguïté et parlent sans ménagements, ne se cachent rien à eux-mêmes et ne taisent rien aux autres. La première forme de la doctrine utilitaire est ainsi d’une parfaite netteté. L’influence de La Rochefou-

  1. Disc. s. le bonh., p. 205.