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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

dérangerait et dérangerait l’harmonie de l’ensemble : il n’a pourtant sous la main que deux armes, mais deux armes irrésistibles, la sanction, l’éducation. Sa toute puissance vient de ce qu’il a identifié la loi et la morale dans ce que d’Holbach appellera l’éthocratie.

La loi sans la morale, c’est-à-dire sans les règles d’utilité, n’est rien : tout ce qu’une loi peut renfermer de bon, elle le doit à une vue confuse de l’utilité. D’autre part la morale sans la loi, c’est-à-dire l’ensemble abstrait des règles d’utilité, n’est rien : tout vice est attaché à la législation, et vouloir détruire ce vice sans changer la loi, c’est « prétendre à l’impossible. » Un apophtegme ne fait point un héros ; les déclamations ne changent rien aux faits : Helvétius croit qu’une théorie morale est absolument impuissante à passer dans la pratique sans le secours de la loi, c’est-à-dire sans la honte ou la crainte.

Unissez donc la loi à la morale et la morale à la loi : en d’autres termes , que les règles de la morale (c’est-à-dire de l’utilité) président aux prescriptions de la loi, et que les prescriptions de la loi commandent et réalisent les règles de la morale. Suivant qu’on sépare ou qu’on unit ces deux sciences faites pour s’entr’aider et se soutenir, morale et législation, on produit le malheur ou le bonheur des peuples.

Dans le temps présent, au contraire, les législateurs ont le tort grave et la dangereuse habitude d’accepter les coutumes telles quelles, sans songer à les organiser, à les faire dépendre d’une fin ultime : « Les lois, » dit Helvétius, — et ses paroles peuvent être sur ce point approuvées également par les partisans du droit et par ceux de l’utilité, — « les lois, incohérentes entre elles, semblent être l’ouvrage du pur hasard : c’est que, guidés par des vues et des intérêts différents, ceux qui les font s’embarrassent peu du rapport de ces lois entre elles. Il en est de la formation de ce corps entier comme de la formation de certaines îles : des paysans veulent vider leur champ des bois, des pierres, des herbes et des limons inutiles ; ils les jettent dans un fleuve, et je vois ces matériaux, charriés par les courants, s’amonceler autour de quelques roseaux, s’y consolider et former enfin une terre ferme. »

A cet empirisme il faut substituer une méthode : comment les lois pourraient-elles produire chez les hommes la nécessité de la vertu, si elles n'étaient pas elles-mê-