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ÉPICURE

Dans la solution de ce problème, on peut suivre deux voies différentes, celle de l’expérience ou celle du raisonnement. D’après l’expérience, quelle est la fin que nous poursuivons et que poursuivent autour de nous tous les êtres vivants ? — C’est le plaisir, avait déjà dit Aristippe, le prédécesseur bien connu d’Epicure ; Epicure à son tour le répète : « Il faut bien que la fin (τέλος) soit pour tous les êtres le plaisir (τὴν ἡδονήν) ; car, à peine sont-ils nés que déjà, par nature et indépendamment de la raison, ils se plaisent dans la jouissance, ils se révoltent contre la peine[1]. » Il y a une idée assez subtile dans cet argument d’Epicure. Qu’on ne vienne pas dire, en effet, qu’en poursuivant le plaisir les êtres font quelque chose de mauvais, car de quel droit pourrait-on les blâmer ? Ce ne pourrait être qu’au nom de la raison. Mais la raison, ici, a-t-elle autorité ? — Elle aurait prise sur eux, s’ils l’avaient choisie préalablement pour maîtresse et pour juge, si, en agissant d’une manière irrationnelle, ils avaient eu la prétention d’agir rationnellement, si en un mot ils ne voulaient le plaisir que d’après une raison. Vous pourriez alors leur opposer une raison meilleure. Mais Epicure a prévu cette objection : il fait son procès à l’intelligence, au lieu de l’admettre pour juge du plaisir. C’est naturellement, dit-il, sans raison (φυσικῶς καὶ χωρὶς λόγου), qu’on poursuit la jouissance des qu’on est né. « L’animal, dit-il encore, va vers le plaisir avant toute altération de sa nature : c’est la nature même qui juge en lui dans sa pureté et son intégrité[2]. » Et de nouveau, s’appuyant sur cette antique idée que le bien est ce qui est conforme à la nature, le mal ce qui lui est contraire, il ajoute avec une grande force : « La nature seule doit juger de ce qui est conforme ou contraire à la nature. » Epicure oppose ainsi, comme le fait plus d’un philosophe contemporain, la nature au raisonnement, les sens à la pensée et en définitive le monde animal au monde humain.

  1. Diog. Laert, x, 129, 137. — Nous traduisons nous-même les textes cités.
  2. « Idque facere nondum depravatum, ipsà naturà incorrupte atque integrè judicante. Necesse est, quid aut ad naturam aut contra sit, a naturà ipsà judicari. Ea quid percipit aut quid judicat, quo aut petat aut fugiat aliquid, præter voluptatem et dolorem ? » De finibus, I, ix, 30.