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HELVÉTIUS

Nous avons considéré la probité par rapport à la nation ; maintenant, par rapport aux siècles et aux pays divers, il n’y a pas à proprement parler de probité générale et éternelle, quoiqu’il y en ait une, particulière et temporelle, pour chacune des nations prise à part. Cette probité ayant pour règle l’intérêt, et l’intérêt variant, elle variera elle-même. Par là est expliquée cette diversité ou cette contradiction des mœurs et des coutumes invoquée par Montaigne et les sceptiques, et qu’Epicure avait déjà su tourner au profit du système utilitaire. Il y a diverses formes de probité et de justice, parce qu’il y a diverses sortes d’intérêt.

Mais il y a un point que nous avons dû jusqu’à présent laisser de côté, et qu’il est pourtant indispensable d’examiner. Toutes ces probités, toutes ces justices qui se suivent et s’échelonnent, — probité à l’égard des particuliers, probité à l’égard des petites sociétés, probité à l’égard des nations, — garderont-elles toujours cet ordre logique dans lequel nous les avons placées, et, puisqu’elles se contredisent théoriquement, ne se contrediront-elles jamais pratiquement, n’entreront-elles jamais en lutte ? Je ne suis pas seulement un être col-


    Ainsi, dans tout agent, il y a, outre l’action, une puissance physique ou intellectuelle ; et c’est d’après cette puissance, véritable ou supposée, que le public juge et doit juger les actions. Bien plus, il y a aussi, même au point de vue utilitaire et déterministe, une certaine puissance morale qu’on ne doit point négliger dans le jugement des actions. Pourquoi, par exemple, pour apprécier certains actes, s’efforce-t-on de connaître l’intention qui les a dictés ? Rien de plus simple : celui qui agit avec bonne intention, a plus de capacité intime que celui qui agit de la même manière d’après une intention intéressée : il a plus de chances de reproduire son action, il est plus utile. L’intention est donc, en quelque sorte, la mesure de la capacité la plus intime, qu’on pourra appeler, si l’on veut, la capacité morale ; et à ce titre l’intention ne doit point être négligée, même par Helvétius et les fatalistes : on peut dire de même que la difficulté et la rareté d’une action sont la mesure de la capacité physique ou intellectuelle de l’agent. Or, il est évident que plus un être est capable, plus il est utile. Helvétius avait donc parfaitement tort de dire que le public ne proportionne point son estime « à la force, au courage, à la générosité ; » en le disant, il était dans le faux, même au point de vue de son propre système. On a parfois essayé de réfuter l’utilitarisme épicurien en réfutant ces conséquences paradoxales et illogiques qu’Helvétius en tire ; mais, nous venons de le voir, la vraie doctrine épicurienne est plus difficile à prendre en défaut.