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LE PLAISIR, FIN DE LA VIE

Ce n’est pas ainsi qu’on voit dans l’histoire procéder l’esprit humain. On le sait, les peuples qui commencent à philosopher font presque toujours de la spéculation pure ; ils pensent, ils cherchent pour penser et pour chercher ; plus tard seulement, quand les philosophes s’aperçoivent qu’ils ont cherché pendant fort longtemps pour trouver fort peu et qu’ils sont en désaccord les uns avec les autres, ils finissent par s’inquiéter, ils craignent d’avoir perdu leur peine : les sceptiques, les Pyrrhon, en voyant leur impuissance et leurs contradictions rient et raillent, mais les utilitaires, plus sérieux, au lieu de condamner l’esprit humain, condamnent la spéculation, ramènent la pensée vers le moi, prétendent qu’avant de poursuivre la vérité absolue, il faut chercher la vérité relative et l’utilité, et qui plus est la trouver. Ainsi fit Épicure en Grèce : on peut considérer son système comme une tentative pour arracher l’esprit humain aux écarts des Héraclite, des Platon et des Aristote, en un mot pour régler la pensée humaine sur l’utilité. Platon et Aristote cherchaient le vrai afin d’en déduire le bien ; par réaction, Épicure cherchera le bien pour nous avant le vrai en soi ; il rejettera donc, comme nos positivistes modernes, toute spéculation sur l’abstrait, toute substilité vaine ; point de détours dans la marche vers le bien : il lui faut une voie unie, facile, droite[1], de la précision dans les paroles, de la clarté[2]. Ce que nos philosophes appellent métaphysique, il semble le haïr ; néanmoins il sera bien forcé d’en faire lui-même, il en fera trop parfois ; obéissant au développement même de son système et à la nécessité des choses, il s’élèvera à des considérations toutes métaphysiques et accueillera à la fin comme une amie la spéculation désintéressée qu’il avait commencé par repousser en ennemie.

I. — Le premier problème qu’Épicure a dû se poser, c’est le problème pratique par excellence : Que faire ? quel est le but de nos actions, la fin de la vie[3] ?

  1. O apertam et simplicem et directam viam ! (Cic, De Fin., I, 18.)
  2. Lettre à Hérodote, init.
  3. On sait que le plus important ouvrage d’Epicure est son traité Περὶ τέλους, auquel Chrysippe le stoïcien répondit par un autre traité Περὶ τελῶν. Probablement Cicéron a beaucoup emprunté, dans son De finibus, au Περὶ τελῶν de Chrysippe.