Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/248

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
244
LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

persuadez-vous que vous ne vous aimez point les uns les autres.

Cette indulgence et cette bienfaisance sans amour, Helvétius s’efforçait de les pratiquer lui-même : on se rappelle les nombreuses anecdotes sur son égalité d’âme envers ses amis, sur sa générosité, sur sa douceur à l’égard de ses vassaux. Mais dans ces vertus qui venaient plutôt d’un système que du cœur, il y avait plus de réserve que d’effusion, plus de patience que de bienfaisance véritable; et qu’est-ce, au fond, que cette patience ? Si le fataliste utilitaire souffre patiemment les injures et la colère des autres hommes, n’est-ce point parce qu’il se sent supérieur à eux au moins sur un point : tandis que les autres se laissent entraîner à leur insu par la passion, lui, il sait que la passion l’entraîne et comment elle l’entraîne ; il assiste à ce phénomène comme aux « giboulées du printemps, » avec la même indifférence scientifique, avec la même supériorité d’intelligence. Dans le fond, cette patience n’est autre chose que le sentiment d’une supériorité, et La Rochefoucauld eût eu raison de la ramener à l’égoïsme. Ne fait-on pas plus d’honneur à quelqu’un en se fâchant s’il se fâche, en s’indignant contre sa colère, contre ses passions, contre ses fautes, qu’en lui opposant la froideur soutenue de la raison ? cette froideur, c’est du dédain intellectuel, sinon du mépris moral. Aussi les bonnes qualités d’Helvétius mettant en pratique son système n’eurent-elles parfois guère de succès auprès de ses vassaux et de ses amis. D’après Diderot, les voisins d’Helvétius à la campagne l’avaient en aversion malgré sa bienfaisance ; les paysans cassaient les fenêtres de son château, coupaient ses arbres et abattaient ses murs. On raconte d’autre part qu’un jour, Helvétius se plaignant à d’Holbach qu’il avait conservé peu d’intimité avec ses anciens amis : « Vous en avez obligé plusieurs, lui répondit d’Holbach, et moi qui n’ai rien fait pour aucun des miens, je vis constamment avec eux depuis vingt ans. » C’est que la bienfaisance dans les actions n’est rien sans la bienveillance dans le cœur.

Helvétius, aux heureuses conséquences de l’égoïsme que nous venons d’énumérer, ajoute encore le dévouement même. C’est selon lui une bienfaisance qui a une source plus profonde, mais non moins fatale ; elle ne