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L’ÉPICURISME DANS LES TEMPS MODERNES

curiens et de leurs adversaires. — Le devoir proprement dit existe-t-il ? la moralité proprement dite existe-t-elle ? avons-nous du mérite à faire ce que nous croyons le bien ? — Ou en fait, devoir, moralité, mérite sont-ils simplement (comme il y a beaucoup de raisons pour le croire) des expressions plus ou moins figurées, que l’humanité a fini par prendre au sens propre ? Faut-il remplacer le devoir par l’intérêt commun, la moralité par l’instinct, par l’habitude héréditaire ou par le calcul, le mérite de l’action par la jouissance de l’objet même en vue duquel on agissait ? — Telle est dans sa simplicité la question soulevée autrefois par Epicure, qui, après avoir traversé les siècles, répétée comme d’écho en écho par les plus grands esprits, arrive jusqu’à nous et nous demande une réponse. Nous en savons déjà assez sur la morale épicurienne et sur son développement à travers les siècles pour comprendre quelle est la force de ce système : la force ou la faiblesse d’une doctrine philosophique peut se mesurer le plus souvent à sa durée, à sa persistance. Une partie de l’humanité a cru que la vie avait pour but unique l’intérêt ; elle l’a cru sincèrement, elle l’a soutenu courageusement ; une partie de l’humanité le croit et le soutient encore. Si ce n’est pas la toute la vérité, au moins doit-il y avoir là une grande part de la vérité. Une telle doctrine mérite donc l’examen le plus consciencieux.

Les doctrines ont leur vie, comme les individus ; elles naissent, elles croissent, elles s’épanouissent ; elles ont leur fleur de jeunesse, elles ont dans leur maturité la vigueur virile ; elles ont aussi parfois leur déclin, — mais pas toujours, — et il en est qui sont immortelles. Pour bien connaître une doctrine, il est bon de l’avoir accompagnée en quelque sorte dans sa marche et ses progrès, d’avoir vécu avec elle. Comment espérer connaître ceux qu’on ne verrait qu’en passant, en un jour, sous un seul aspect ? Lorsque la doctrine épicurienne se sera déroulée devant nous tout entière, sous toutes ses apparences multiples, alors seulement on pourra espérer la connaître et connaître ce qu’il y a en elle de vrai ou de faux ; alors aussi on pourra essayer de la juger, — jugement qui ne sera jamais sans appel ; car une doctrine a toujours l’avenir devant elle pour se relever au besoin, et ni l’histoire des systèmes ni leur critique ne sont jamais finies.