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L’ÉPICURISME DANS LES TEMPS MODERNES

pouvait mépriser dans une certaine mesure les profits de la terre en supputant les jouissances du ciel. Le triomphe de toute religion a toujours marqué dans l’histoire l’apaisement des discussions philosophiques et morales, l’indifférence aux intérêts comme aux devoirs et aux droits purement terrestres. C’est seulement lorsque l’enthousiasme religieux commence à s’éteindre, lorsque les mystères, acceptés jusqu’alors de tous et projetés comme une grande ombre sur l’esprit humain, ne suffisent plus à couvrir et à cacher les difficultés, lorsqu’enfin la foi religieuse ne peut plus contenir et refréner certains esprits d’élite, que les problèmes métaphysiques ou moraux recommencent à se poser : l’attention des hommes, se détournant des temples et fuyant le ciel, revient vers la philosophie morale ou politique, et la foule, oubliant les prophètes et les devins qui prétendaient lui dévoiler l’avenir, se groupe autour des penseurs qui s’efforcent de lui montrer le présent et le réel. Or, on en convient généralement, le xviiime et le xixme siècles marquent dans l’histoire une crise de ce genre. Le nombre de ceux qui ont encore une foi pleine semble aller diminuant, et chez ceux-là mêmes l’enthousiasme pour la foi n’a plus une intensité égale. Le fait se produit dans toutes les nations, principalement peut-être en France. La Révolution française l’a montré. On peut dire que la force du sentiment moral qui l’a produite permet de mesurer la faiblesse du sentiment religieux qui n’a pu l’empêcher. C’est un exemple unique dans l’histoire d’un grand mouvement d’hommes où le sentiment religieux n’entrait pour rien, d’une foule poussée par une idée purement morale et sociale. Cet exemple se reproduira sans doute. L’humanité, restant toujours la même, c’est-à-dire facile à passionner, à entraîner par une idée, et n’ayant plus dans les croyances religieuses un mobile suffisant, se tournera de plus en plus d’abord vers les idées morales, puis vers les idées sociales, qui finiront par être prédominantes et par absorber tout le reste y compris la morale même.

On peut donc affirmer que toutes les questions morales et sociales tendront à devenir des questions vivantes ; elles ne resteront pas dans le domaine abstrait de la pensée philosophique, mais tendront à passer dans le domaine des faits et des actes ; disons plus, elles deviendront pour les peuples des questions de vie ou de