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SUCCÈS DE L’ÉPICURISME DANS L’ANTIQUITÉ

pour la galerie, pour la « couronne, » comme on disait alors. Nous, nous vivons davantage pour nous-mêmes et pour la logique. L’épicurisme séduisit d’autant plus qu’il était quelque peu romanesque. Il se faisait fort de rendre l’homme heureux toujours et partout, il prétendait lui donner dans toutes les circonstances de la vie une force invincible. L’utilitarisme antique touche ainsi à l’héroïsme, ce qui le transforme. Epicure, disait Sénèque, est un « héros déguisé en femme. »

Le bonheur, fin de la vie, placé à la portée de tous, les dieux du paganisme renversés, la spontanéité introduite dans la nature à la place de la nécessité, l’indépendance absolue du sage en face de tous les accidents de la vie, — voilà bien les idées attrayantes qu’Epicure mit en avant. Qu’on ne s’étonne pas du retentissement qu’elles eurent dans l’antiquité. Epicure parut à tous et se crut lui-même un libérateur des esprits, comme certains héros avaient été les libérateurs des corps et des membres enchaînés par la servitude ; — une sorte de sauveur venu pour abattre les dieux et les idoles, tandis que d’autres n’étaient venus que pour les remplacer. Aussi on lui donna et il accepta ce titre de sage que depuis longtemps on n’avait osé donner à ceux qui s’appelaient modestement les amis de la sagesse. Bien plus, être sage, ce n’était pas assez; Colotès se jeta à ses genoux, comme pour l’adorer. « C’est un Dieu, s’écrie Lucrèce, oui, un dieu, celui qui le premier découvrit cette disposition de la vie nommée sagesse, et dont le génie, arrachant la vie humaine à de si grandes tempêtes et à de si profondes ténèbres, la plaça dans une si tranquille et si éclatante lumière[1]. » A des époques fixes, les Epicuriens venaient, dans de solennelles réunions, célébrer entre eux sa mémoire, comme lui-même l’avait prescrit, sûr qu’il était de son immortalité[2]. Enfin, pour que cette mémoire ne leur fit jamais défaut, ils portaient sans cesse avec eux, gravée sur des coupes, sur des anneaux même, afin qu’elle se gravât mieux dans leur âme, l’image de leur maître. Jamais, si l’on en croit Diogène de Laërte, son école ne fut délaissée ; tandis que toutes les autres s’étaient tues sous

  1. Lucr., V, 6.
  2. Diog. L., X, 18; Cic., De fin., II, 31; Senec., Ep., 21. — Cf. Gassendi, De vit. et mor. Epic., II.