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ÉPICURE

On voit à quelles conséquences bizarres aboutit la théorie d’Epicure ; cependant, comme nous l’avons dit, ces conséquences se déduisent assez logiquement des principes. Il y a dans cette série de déductions quelque chose qui rappelle les rêves des hallucinés ; et de fait toute cette théorie est un essai pour interpréter rationnellement des croyances superstitieuses qui se ramènent à une espèce d’hallucination.

III. — Lorsque de la connaissance des dieux nous passons au culte que l’homme leur doit et au sentiment religieux, nous aboutissons à ce résultat, assez curieux dans un système utilitaire : le sentiment religieux et le culte de la divinité devient entièrement désintéressé. Epicure n’attend rien des dieux, et sa piété repose justement sur cette croyance qu’ils sont indifférents et impuissants. La prière devient donc inutile et absurde ; l’adoration la remplace, une adoration détachée de tout sentiment personnel. La piété vulgaire est toujours mêlée à des sentiments de crainte et d’espérance ; le peuple prie les dieux pour en obtenir les biens qu’il désire ou pour leur faire écarter les maux qu’il redoute. L’épicurien, lui, ne craint rien des dieux, n’en espère rien et cependant il les adore. Pourquoi ? Parce qu’ils sont un type de bonheur et de sérénité idéale, parce qu’ils lui représentent en quelque sorte ce qu’il devrait être, et ce vers quoi il doit tendre ; parce qu’ils sont beaux à contempler et charment intérieurement la pensée comme les marbres de Phidias charmaient la vue.

Epicure, on le sait, était fort assidu aux temples : la première fois, dit-on, que Dioclès le vit, il s’écria : « Quel spectacle pour moi ! Je ne compris jamais mieux la grandeur de Jupiter que depuis que je vois Epicure à genoux. » L’antiquité s’étonna, comme Dioclès, de la piété d’Epicure et de ses disciples. Sénèque fait remarquer avec raison que le désintéressement, banni de la morale d’Epicure, trouve une place dans son culte des dieux, et il en fait une objection à Epicure[1]. Pourquoi les Epicuriens remplissent-ils à l’égard de leurs divinités des devoirs dont ils n’espèrent retirer aucun profit ? Pourquoi n’agissent-ils pas envers les dieux comme envers les hommes ? Toutes leurs vertus sont mercenaires,

  1. De benef., IV, xix.