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INTRODUCTION

le monde, l’épicurisme resta encore quelque temps debout en face du christianisme naissant, comme une tentation. Saint Augustin, qui personnifie en lui toute une époque, nous confesse qu’il pencha vers Épicure[1].

De fait, l’épicurisme possédait en face de toute espèce de religion une force de résistance que ne possédaient pas, comme on le verra plus tard, les autres philosophies : il rejetait par principe le merveilleux, le surnaturel ; Épicure et Lucrèce ont déjà l’esprit scientifique et positiviste des utilitaires modernes, et c’est là ce qui fait leur force. Ce qui fit leur faiblesse pratique en face du christianisme, c’est la persistance avec laquelle ils affirmaient notre anéantissement final et la réalité de la mort. L’humanité, malgré tout, veut être immortelle. À cette époque, d’ailleurs, on était las de la vie, si accablante dans les temps de servitude et de décadence. Saint Augustin repoussa une doctrine qui ne lui promettait rien qu’une vie heureuse, et son siècle en fit autant. Peu à peu les jardins d’Épicure, où tant de sages de toutes nations avaient tranquillement erré, et qu’avait entourés jusqu’alors la foule ignorante et séduite, se dépeuplèrent pour de longs siècles ; les paroles du maître païen, que chaque disciple apprenait par cœur et gardait en son âme comme la vérité même, sortirent de toutes les mémoires, effacées par une plus puissante parole, et l’humanité, tournée vers un avenir nouveau, gravit à pas pressés la montagne ou prêchait « un Dieu » et d’où il montrait de plus près le ciel.

L’épicurisme était vaincu ; pourtant il n’était pas détruit. Quand plusieurs siècles eurent épuisé l’enthousiasme pour la religion nouvelle, quand les croyants devinrent moins nombreux et les penseurs moins rares, on s’aperçut que l’intérêt d’ici-bas subsistait encore à côté de l’intérêt d’en haut, qu’il avait bien sa valeur et qu’il fallait en tenir compte. À mesure que les siècles

  1. Confessions, VI, xvi. « Disputabam cum amicis meis Alypio et Nebridio de finibus bonorum et malorum : Epicurum accepturum fuisse palmam in animo meo, nisi ego credidissem post mortem restare animæ vitam et fructus meritorum, quod Epicurus credere noluit. Et quærebam, si essemus immortales et in perpetua corporis voluptate sine ullo amissionis terrore viverernus, cur non essemus beati, aut quid aliud quæreremus ? » — C’était une simple question de temps qui séparait alors Saint Augustin d’Épicure.