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THÉORIE DES DIEUX

sensibles que de nos jours et plus accessibles à l’imagination, ces visions fantastiques devaient être bien plus fréquentes encore. Les anciens vivaient au milieu de leurs dieux; partout des statues, des images rappelaient leur forme et les rendaient présents aux yeux comme à l’esprit; rien d’étonnant à ce que, dans la solitude ou dans le sommeil, toutes ces formes embellies par la sculpture ne vinssent hanter l’imagination des hommes. De nos jours, la prétendue vision de Dieu suppose deux choses : il faut que l’esprit malade, par un double effort, prête à la divinité une forme sensible, puis fasse apparaître cette forme devant les yeux. Dans l’antiquité, le premier de ces deux travaux intellectuels était accompli d’avance : chaque dieu avait sa forme, et son idée était associée à son image. Le moindre effort pouvait donc suffire pour rappeler à la fois l’idée et l’image, et cette espèce d’hallucination ainsi comprise était moins exceptionnelle, moins anormale que de nos jours.

Ajoutons, pour bien faire comprendre la théorie d’Epicure, que les phénomènes d’hallucination étaient inexpliqués dans l’antiquité; on ne pouvait guère distinguer alors entre l’hallucination et la sensation vraie. Le fond même de la canonique épicurienne était la confusion de ces deux choses et la croyance que toute sensation est vraie. Par là, sans doute, Epicure ne voulait pas dire que nous ne nous trompons jamais ; seulement il soutenait que nos sens ne se trompent jamais. Tout ce qu’ils nous révèlent existe. L’erreur ne vient que de ce que l’intelligence ajoute à la sensation en voulant l’interpréter. La sensation brute est toujours vraie : il y a toujours au dehors, dans la réalité, quelque chose qui l’explique et la produit. Donc, quand des images se présentent à nous sous une forme persistante, quelle que soit leur étrangeté, il faut admettre que ces fantômes ne sont pas de purs fantômes, que derrière ces visions il y a des réalités. Puisque les dieux nous apparaissent, ils sont ; mais leur corps n’est point grossier comme le nôtre, et puisque nous nous les représentons intérieurement comme beaux, bienheureux et immortels, ils doivent l’être, ils le sont en effet. Ainsi, sur un fait même, sur une sensation se fonde la théorie épicurienne des dieux.

Maintenant comment accorder l’existence de la divi-