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ÉPICURE

Nous nous trouvons ici en présence d’un fait universel : la croyance aux dieux. Or, une philosophie fondée sur les faits doit en tenir compte et chercher à l’expliquer.

Nous savons que, suivant Epicure, toute idée générale (πρόληψις) s’est formée par l’accumulation de sensations, et d’autre part, toute sensation est vraie; d’où il suit que toute idée générale a un fondement dans la réalité. Il en doit être de même de l’idée et de la croyance aux dieux. Epicure est, selon Cicéron, le premier philosophe qui ait ainsi invoqué, en faveur de l’existence divine, la croyance universelle des hommes et de ce fondement tout subjectif essayé de tirer quelque certitude objective[1]. Il chercha à montrer que l’idée des dieux ne nous vient point du dehors, que nous ne la devons pas simplement à l’éducation ou à la coutume ou à quelque loi humaine ; c'est une croyance ferme et unanime qui semble gravée en notre âme par la nature elle-même[2]. Indépendamment de toute idée, de tout système philosophique, nous sentons, nous éprouvons qu’il y a des dieux ; et non seulement la nature suscite en nous cette croyance tenace, mais elle y joint une sorte de représentation des dieux sous tel ou tel caractère particulier. C’est par exemple une idée reçue chez tous les peuples, que non-seulement les dieux sont, mais qu’ils sont immortels et heureux[3]. L’existence, la béatitude et l’immortalité, voila les attributs les plus importants et les plus incontestables sous lesquels nous concevons universellement les dieux.

Si maintenant on cherche à pénétrer plus profondément dans cette idée que l’humanité se fait des dieux, si on en demande l’origine et l’explication, voici, suivant Epicure, le fait sensible qui a dû lui donner naissance. Pendant la veille ou pendant le sommeil il se présente fréquemment à nous des fantômes plus ou moins indistincts, quelquefois d’une vivante netteté ; ces fantômes marchent, ils nous parlent, puis s’évanouissent soudain, et leur aspect reste gravé en nous. Chez les anciens, où la religion revêtait des formes plus

  1. De Nat. deor., I, 16, 43. — Diog. Laërt., x, 123.
  2. De Nat. deor., ibid.
  3. Diog. Laërt., X, 123; Cic., De Nat. deor., I, 17, 45; 19, 51; Lucr., II, 646; v. 165.