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ÉPICURE

les idées morales et les conceptions intellectuelles, lorsqu’elles sont invincibles, ne peuvent que grandir dans leur lutte avec d’autres idées ; elles ont même besoin pour acquérir toute leur force de rencontrer de la résistance. Ce fut par réaction contre l’autorité et la révélation que l’idée de progrès apparut de nouveau plus claire au xiiie et au xviie siècle. Le principe religieux avec lequel elle avait toujours été plus ou moins en opposition dès son origine et qui tendait à la détruire, la força au contraire à se rajeunir et à s’affirmer dans sa plénitude.

Ajoutons enfin une dernière cause qui retarda le développement de l’idée de progrès. Ce n’est pas le tout de constater le progrès, il faut en comprendre la valeur morale. Si on laisse de côté le point de vue moral pour se placer uniquement au point de vue scientifique, le progrès n’apparaîtra que comme variation, multiplication d’effets : il diversifie les coutumes et les lois, il augmente à l’infini les connaissances sur la nature, il produit et perfectionne les arts. On peut l’admettre sous cette forme, comme certains pessimistes contemporains, sans croire qu’il constitue une amélioration véritable et profonde. C’est sous cette forme que les anciens, et particulièrement les Epicuriens, étaient portés à l’admettre. Les Epicuriens, ces utilitaires, cherchaient à supputer l’utilité sensible que les hommes ont retirée du progrès intellectuel. Or, au point de vue de la sensibilité, le progrès produit deux effets : d’une part, la multiplication des besoins, d’autre part, la diversification, le raffinement des plaisirs. Mais la multiplication des besoins n’est pas une bonne chose selon Lucrèce, comme selon Epicure. Si l’on n’a besoin que d’une peau de bête pour se garantir du froid, on est plus parfait, on est moins exposé aux mécomptes et aux peines de toutes sortes, que si on a besoin de vêtements plus luxueux. D’autre part, le raffinement des plaisirs n’est pas non plus une bonne chose, suivant l’épicurisme, cette doctrine austère. Varier le plaisir, disait Epicure, ce n’est pas l’augmenter. La civilisation, en rendant la sensibilité plus exquise, la rend plus accessible aux souffrances de toute sorte, qui glissaient sur l’homme primitif. A ce point de vue, Lucrèce semble blâmer les progrès de l’industrie et même des arts, comme le faisaient les vieux Romains, comme le font toutes les religions. Lu-