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LE PROGRÈS DANS L’HUMANITÉ

ture ne livre pas à la fois tous ses secrets. La vérité ne vient pas s’offrir et se prodiguera tous les regards ; elle se cache et s’enferme au plus profond du sanctuaire : notre siècle en découvre un aspect ; les siècles qui suivront contempleront les autres[1]. »

Le triomphe du christianisme devait étouffer pour un temps l’idée de progrès. Ce fut sous l’inspiration de Sénèque qu’elle reparut en plein Moyen-Age chez Roger Bacon. On peut la retrouver aussi dans Pic de la Mirandole, dans Montaigne, le lecteur assidu de Sénèque et le maître de Pascal. Mais c’est surtout dans François Bacon, Descartes et Pascal, que cette idée éclate par opposition à celle d’autorité ; c’est dans Turgot et Condorcet qu’elle s’affirme avec réflexion et se développe en toutes ses conséquences. De nos jours enfin elle s’est fondue dans la doctrine de l’évolution, avec laquelle elle se trouvait déjà confusément mêlée chez les Epicuriens.

III. – On le voit, c’est bien dans l’antiquité que l’idée de progrès a pris naissance; c’est même de l’antiquité et principalement des systèmes naturalistes qu’elle nous est venue. On se demandera qu’est-ce qui a entravé le développement de cette idée chez les penseurs anciens. Il y a de cela plusieurs raisons. La première, c’est qu’à vrai dire la démonstration péremptoire du progrès manquait encore aux anciens. L’humanité n’était pas alors assez avancée dans sa route, pour pouvoir se retourner en arrière, et embrasser en son ensemble le chemin parcouru. Ce qui manquait aux temps anciens, c’était une histoire positive, distincte de la légende qui amplifie les personnages et les élève au-dessus de nous. Lucrèce a donc rendu un grand service à l’idée de progrès, en essayant pour la première fois d’opposer à la légende une sorte d’esquisse historique construite par une série de déductions. De ce moment ou un peu de lumière se trouva comme projetée sur les âges passés, date une première constatation du progrès. Plus tard, à mesure que l’histoire se fera et que des siècles d’histoire succéderont aux longs siècles de légende, cette idée se développera et pénètrera plus avant dans les esprits. Cependant, au Moyen-Age, elle devait rencontrer un nouvel obstacle dans la notion d’autorité qui fait le fond de toute religion. Mais

  1. Senec., Quest. nat. vii.