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LE PROGRÈS DANS L’HUMANITÉ

de l’expérience et de l’activité de l’esprit : c’est le besoin et l’expérience qui les ont graduellement enseignés aux hommes progressant pas à pas. Ainsi le temps amène peu à peu au jour toutes les découvertes, et la raison les met en pleine lumière. Nous voyons les génies briller l’un après l’autre dans les arts, jusqu’à ce que ceux-ci soient parvenus à leur plus haut point. »

On voit que la loi du progrès a été nettement exprimée par Lucrèce, et non seulement il l’a exprimée l’un des premiers, mais il l’a en quelque sorte prouvée par la science même, en la déduisant de l’histoire du genre humain. Remarquons toutefois que cette doctrine du progrès intellectuel et moral de l’homme, chez Lucrèce comme chez son maître, coexiste sans contradiction avec une autre doctrine qui se déduisait rationnellement des principes mêmes de l’épicurisme : celle de la dissolution finale du monde et de son dépérissement graduel. Notre terre, suivant les Epicuriens, est un vaste organisme, sujet comme tout organisme à la vieillesse et à la mort ; elle a produit autrefois des plantes et des êtres bien plus vigoureux qu’à présent; les premiers hommes eux-mêmes avaient une taille et des muscles beaucoup plus développés que les nôtres. Mais cette dégénérescence musculaire n’est nullement en opposition avec le progrès de l’intelligence. Que notre terre vieillie perde de sa chaleur et de sa fécondité, que notre organisme s’affine et semble s’appauvrir, les savants modernes l’admettent avec Lucrèce ; s’ensuit-il pour eux que notre intelligence ne se soit pas enrichie et ne puisse s’enrichir de plus en plus ? Quant à la dissolution finale, à la ruine du monde chantée pour la première fois par Lucrèce, elle seule pourrait sans doute suspendre brusquement dans sa marche le progrès humain ; mais elle est encore trop lointaine et trop incertaine, pour qu’il faille s’en préoccuper outre mesure. Autre chose est de savoir si le progrès, comme le soutiendra avec audace Condorcet, est absolument indéfini et illimité ; autre chose de savoir s’il existe : or l’épicurisme a affirmé son existence, et, autant qu’on pouvait le faire à son époque, il l’a démontrée.

Les idées exprimées dans le Ve livre du De natura rerum étaient évidemment bien neuves au temps de Lucrèce, si l’on en juge par l’impression qu’elles produi-