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ÉPICURE

elle était virtuellement contenue dans le système d’Epicure et de Démocrite comme dans tout autre analogue. Reste à savoir si, chez ces philosophes, cette idée est arrivée à une conscience plus ou moins vague d’elle-même, et si Epicure a été l’un des rares penseurs de l’antiquité qui crurent l’homme susceptible de progrès : c’est ce que nous avons à rechercher d’après les textes mêmes d’Epicure et de Lucrèce.

II. – Dans un passage de la lettre à Hérodote, Epicure dit que les divers êtres, y compris l’homme, ont leur origine dans le monde qu’ils habitent et non en dehors ; après avoir ainsi ramené l’existence de l’homme à une origine toute terrestre et naturelle, il consacre quelques mots à la civilisation humaine :

« Il faut admettre, dit-il, que chez les hommes l’expérience et la nécessité vinrent souvent en aide à la nature. Le raisonnement perfectionna les données naturelles et y ajouta de nouvelles découvertes, ici plus vite, là plus lentement ; tantôt à travers des périodes de temps prises sur l’infini, tantôt dans des intervalles plus courts[1]. » En ces quelques lignes nous voyons déjà sommairement indiquées les trois causes principales du progrès dans l’humanité, l’expérience qui nous enseigne (διδαχθῆναι), la nécessité qui nous pousse (ἀναγκασθῆναι), enfin le raisonnement (λογισμός) qui développe toutes les notions que nous recevons de la nature et qui crée la science. En outre on y trouve marqué le rôle si essentiel du temps qui, en multipliant indéfiniment les expériences, rend toujours possible dans une période plus ou moins longue la solution d’un problème plus ou moins difficile. Epicure donne comme exemple le langage, que l’homme, suivant lui, acquit spontanément et perfectionna peu à peu, par un lent travail.

Mais c’est chez Lucrèce que nous trouvons une véritable analyse, déjà très-complète, des progrès successifs de l’humanité. On n’a guère vu jusqu’à présent dans le

  1. Diog. Laërt., x, 75: « Ἀλλὰ μὴν ὑποληπτέον καὶ τὴν τῶν ἀνθρώπων ᾳὖσιν πολλὰ καὶ παντοῖα ὑπὸ τῶν αὐτὴν περιεστώτων πραγμάτων διδαχθηναί τε καὶ ἀναγκασθῆναι · τὸν δὲ λογισμὸν τὰ ὑπὸ ταύτης παρεγγυηθέντα, χαὶ ὕστερον ἐπαχριξοῦν · καὶ προζεξευ ορίσκειν ἐν μέν τισι, θᾶττον · ἐν δέ τισι, βραδύτερον · καὶ ἐν μέν τισι, κατὰ περιόδους καὶ χρόνους μείζους ἀπὸ τῶν τοῦ ἀπείρου · ἐν δέ τισι, κατ᾽ ἐλάττους. »