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LE PROGRÈS DANS L’HUMANITÉ

longtemps étouffée, c’est que l’autre a été longtemps dominante. Au contraire, avec le développement des systèmes naturalistes, la notion du progrès devait tendre à se développer elle-même tôt ou tard.

Croire au progrès, c’est croire à l’infériorité du passé par rapport au présent et à l’avenir ; or, cette infériorité se résout pour la pensée dans une primitive imperfection, une impuissance primitive. La plupart des religions, au contraire, placent à l’origine des choses une toute-puissance façonnant le monde et l’homme à son image : on comprend alors difficilement un monde qui, dès son origine et sortant des mains du créateur, serait imparfait et mauvais ; il semble que, pour chercher le bien, il faut se tourner plutôt vers le commencement des choses, vers l’époque où le monde était en quelque sorte plus divin, étant plus jeune. Remonter les âges, c’est se rapprocher de Dieu. Toute religion est ainsi contrainte à expliquer le mal qui se trouve dans le monde par une décadence, au lieu d’expliquer le bien qui s’y trouve par un progrès.

Ajoutez au culte des dieux le culte des ancêtres et des héros, qui y est étroitement lié. Pendant la première période de la vie, les parents apparaissent aux enfants plutôt comme des êtres supérieurs que comme des égaux, et ils ne perdent jamais entièrement ce caractère à leurs yeux. En outre les parents eux-mêmes sont toujours portés à rabaisser le temps présent et à déclarer supérieure l’époque où ils jouissaient de leur jeunesse et de leur vigueur. Grâce à cette double illusion produite par le respect filial et par une association naturelle d’idées, on imagina bientôt la décadence, la dégénérescence des hommes et du monde. Nos aïeux, que nous n’avons pas connus et dont la tradition embellit les hauts faits, nous semblent encore plus sages et plus forts que nos pères. On peut toujours se mesurer avec les vivants et juger de leur supériorité ; on ne peut se mesurer avec les morts, dont la taille tend ainsi à grandir dans la mémoire des hommes, comme on voyait grandir sous le regard les dieux d’Homère. Le souvenir ne grossit pas moins les choses que l’imagination, surtout quand il est aidé d’un respect religieux. Les premiers hommes, c’était donc la forte race ; un sang divin coulait dans leurs veines, ils étaient les fils des dieux. — Et peu à peu les dieux, les ancêtres, le passé se confon-