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LA JUSTICE ET LE CONTRAT SOCIAL

Dès lors que le juste est simplement l’intérêt de la société sanctionné par la loi, si la loi vient à ne plus représenter cet intérêt, continuera-t-elle cependant de représenter la justice ? devra-t-on s’y conformer aveuglément et sans espérance de progrès ? Nullement, dit Epicure, et encore ici il se sépare des sceptiques : la loi n’a pas seulement une valeur parce qu’elle est loi et force, mais parce qu’elle est un moyen pour la réalisation de la plus grande utilité possible : « Ce qui parmi les choses estimées justes, est reconnu utile aux besoins de la société mutuelle, a la nature du juste, soit d’ailleurs qu’il se trouve être le même pour tous, ou qu’il ne soit pas le même. Et si quelque chose est établi par la loi, mais qu’il n’en résulte point d’avantage pour la société mutuelle, cette chose n’a plus la nature du juste[1]. »

Il y a donc, selon Epicure, un critérium infaillible, — plus infaillible que la prétendue voix de la conscience alléguée par les partisans de la loi naturelle, — un critérium avec lequel on peut juger la justice même : c’est le συμφέρον, supérieur au νόμος. Toutefois, comme l’intérêt varie, il faut, pour ne jamais le perdre de vue, avoir recours à l’expérience : si des institutions qu’on croyait justes sont reconnues nuisibles dans le fait (ἐπ᾿ αὐτῶν τῶν ἔργων), elles cessent d’être justes, qu’elles soient d’ailleurs d’origine récente ou ancienne : peu importe l’origine, si la fin n’est plus l’intérêt public. La justice de tel temps n’est donc pas la justice de tel autre : il faut employer avec la justice le mode passé ou le mode futur, il faut consentir à admettre des choses qui ont été justes et ne le sont plus, qui seront justes et ne le sont pas[2] : « Le droit a ses époques, dirait volontiers Epicure avec Pascal, et l’entrée de Saturne au Lion marque l’origine d’un tel crime. »


    situation de toutes les sociétés. Au contraire, dans les règles fondées sur les sentiments des hommes, leurs goûts, leurs aversions, il n’y a rien de commun, sinon le fait que quelqu’une ou plusieurs sont érigées en règle publique et mêlées en un seul code avec les devoirs plus impératifs qui maintiennent la société. » Bain, Emotions and Will, p. 271.

  1. Ἐάν δὲ νόμον θῆταί τις, μὴ ἀποβαίνῃ δὲ κατὰ τὸ συμφέρον τῆς πρὸς ἀλλήλους κοινωνίας, οὐκέτι τοῦτο τὴν τοῦ δικαίου φύσιν ἔχει. Diog. L., x, 152.
  2. Diog. L., x, 153.