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ÉPICURE

insuffisance personnelle, on a plus besoin de s’appuyer sur autrui, que si on prend pour but la vertu. La vertu, elle, ne perd rien à être solitaire. De là chez le Stoïcien plus de grandeur, mais aussi plus de rudesse et d’aspérité ; l’Epicurien au contraire est essentiellement sociable et supplée à la véritable force d’âme par l’aménité et la douceur. Seulement, ce qui ôte beaucoup de prix à cette tendresse un peu en dehors, c’est de penser qu’elle a pour principe la recherche du bonheur personnel. A mesure que l’épicurisme se développa, on sentit mieux cette contradiction entre le caractère élevé de l’amitié et l’origine assez basse que lui attribuait Epicure. Les Epicuriens romains, continuant le mouvement qui emportait la pensée de leur maître vers un idéal trop beau pour n’être pas poursuivi et trop haut pour être entièrement ramené aux préoccupations de l’intérêt, pensèrent qu’il y avait comme au sommet des choses, dans la partie la plus élevée de l’amitié, désintéressement complet, amour d’autrui pour autrui, et non plus seulement pour soi. Cicéron indique à plusieurs reprises cette espèce de scission qui se produisit dans le camp épicurien. Et il fallait que la théorie de l’amitié fût considerée par les Epicuriens comme bien importante, pour qu’ils se décidassent à modifier aussi gravement sur ce point la doctrine du maître[1].

Mais comment concilier avec le principe de l’intérêt l’amitié conçue comme vraiment désintéressée. C’était là une tâche difficile. Les Epicuriens recoururent alors à une idée que le maître lui-même avait exprimée et sur laquelle nous le verrons fonder sa théorie de la justice : — l’idée d’un pacte mutuel, d’un contrat plus ou moins tacite qui règlerait les rapports des hommes entre eux. Appliquant cette conception à l’amitié, les Epicuriens y crurent voir une sorte de pacte conclu précisément contre l’égoïsme. « Quelques-uns des nôtres soutiennent

  1. Cic. De fin., I. XX, 66. « Tribus ergo modis video a nostris esse de amicitia disputatum. Alii, quum eas voluptates, quæ ad amicos pertinerent, negarent esse per se ipsas tam expetendas, quam nostras expeteremus, quo loco videtur quibusdam stabilitas amicitiæ vacillare, tuentur tamen eum locum seque facile, ut mihi videtur, expediunt. Sunt autem quidam Epicurei timidiores paulo contra vestra convicia, sed tamen satis acuti, qui verentur ne, si amicitiam propter nostram voluptatem expetendam putemus, tota amicitia quasi claudicare videatur. »