Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
136
ÉPICURE

n’est éternel ni même durable, et qui nous montre que, dans ce temps borné de la vie, le secours de l’amitié est le plus utile[1]. » L’amitié est, comme la vertu, un moyen si efficace du bonheur, qu’elle se confond entièrement avec le bonheur même. « De même que les vertus, l’amitié ne peut se séparer du plaisir... Ce que nous avons dit des vertus, qu’elles sont toujours liées avec les plaisirs, il faut le dire aussi de l’amitié[2]. » Amitié, vertu, bonheur, ne sont donc au fond que trois aspects divers d’une même chose : être aimant, c’est être heureux ; être heureux, c’est être aimant.

À ce point de vue l’amitié finit par nous apparaître comme un bien si élevé qu’en comparaison tout le reste n’est rien. Toutes nos joies viennent en quelque sorte se suspendre à la vie de notre ami, qui nous devient aussi précieuse, plus précieuse que notre vie même. L’absence, qui refroidit les amitiés vulgaires, ne peut rien sur celle du sage : « Seul le sage gardera envers ses amis présents ou absents une égale bienveillance[3]. » Enfin la mort d’un ami, cette absence éternelle, en vient à nous apparaître comme plus redoutable que notre propre mort : dans l’amitié la meilleure part n’est-elle pas pour celui qui meurt le premier ? « Le sage donnera, s’il le faut, sa vie pour son ami[4]. »

On peut maintenant s’expliquer les célèbres amitiés des Epicuriens, cette vie en commun, ces disciples et ces familiers si nombreux, dit Diogène, « que des villes entières n’auraient pu les contenir[5]. » C’était entre tous ces cœurs, au dire des anciens, une entente, une harmonie

  1. Ἡ αὐτῇ γνώμη θαρρεῖν τ᾽ ἐποίησεν ὑπὲρ τοῦ μηθὲν αἰώνιον δεινὸν μηδὲ πολυχρόνιον, καὶ τῆν ἐν αὐτοῖς τοῖς ὡρισμένοις ἀσφάλειαν φιλίας μάλιστα κατιδεῖν εἶναι συντελουμένην. Diog. Laërt., x, 148. — Cf.De fin., I, xx, 68.
  2. De fin., 66. « Ut enim virtutes, sic amicitiam negant posse a voluptate discedere… Quaeque de virtutibus dicta sunt, quemadmodum eae semper voluptatibus inhærerent, eadem de amicitia dicenda sunt. »
  3. Μένον χάριν ἕξειν τὸν σοςὸν φίλοις καὶ παροῦσι καὶ ἀποῦσιν ὁμοίως. Diog. L., x. 118.
  4. Diog. L., 121.
  5. Τοσοῦτοι τὸ πλῆθος ὡς μηδ᾽ ἂν πόλεσιν ὅλαις μετρεῖσθαι δύνασθαι. Diog. L., x, 9.