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ÉPICURE

Ce courage qui consiste, non pas à affronter les périls, mais à se retirer d’eux, cet art de se mettre à l’abri des événements, est commun à toutes les doctrines utilitaires ; c’est encore plus pour elles de la prévoyance et de la résignation que du courage ; pour Epicure, c’est encore plus de la confiance que de la prévoyance. Aussi ce courage raisonné et pour ainsi dire savant n’est pas un fruit du hasard et ne vient pas tout fait de la nature : il est produit, dit Epicure, par la connaissance raisonnée de la vraie utilité, λογισμῷ τοῦ συμφέροντος[1].

Le sage sera-t-il tempérant? — Ici la question est plus délicate ; car si les maux que dédaigne le courage ne sont pas de véritables maux, les biens auxquels doit s’arracher la tempérance sont aux yeux de tout utilitaire des biens très-réels. Pourtant, ici encore, on peut dire que la tempérance est une vertu essentielle au système épicurien : car la fin d’Epicure c’est le bonheur, non le plaisir ; or, pour obtenir le bonheur, il faut rejeter les plaisirs qui, se contredisant eux-mêmes et faisant se contredire la raison de celui qui les poursuivrait, appellent à leur suite la douleur : dans toute doctrine qui n’est pas proprement celle du plaisir, mais de l’utilité, la tempérance, le calcul tempérant (νήφων λογισμές) est vertu fondamentale[2].

Au dessus de ces deux vertus est placée la sagesse pratique, qui les produit et les modère. Cette sagesse ne fait qu’un avec la raison et la philosophie.

II. — Si l’intérêt et la vertu s’accordent facilement dans le domaine privé, en sera-t-il de même dans le domaine social ?

Considérons d’abord les vertus purement affectives.

Le plus grand mal est le trouble, et quelle passion est plus capable que l’amour d’apporter le trouble dans l’âme ? Le sage évitera donc l’amour comme un mal irréparable. Epicure et Lucrèce distinguent ici deux choses, la passion proprement dite et le besoin physique : le besoin, qui est « naturel et nécessaire, » doit être satisfait ; quant à la passion de l’amour chantée par les poëtes, elle n’a rien de naturel ni de rationnel : elle se ramène à une illusion psychologique. Au fond

  1. Diog. L., X, 120.
  2. Diog. L., X, 132.