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ÉPICURE

notonie finale de l’existence est une nouvelle raison qui justifie l’indifférence de l’épicurien en face de la mort.

D’une manière générale on pourrait dire que, dans la nature, tout être dont la vie n’a pas d’autre but que la jouissance est nécessairement destiné à mourir ; tout être qui a soi pour unique centre de sa pensée et de sa volonté, est destiné à voir ce centre se déplacer un jour, — et alors sa pensée et sa volonté mêmes n’auront plus de sens et seront anéanties. Qui n’existe que pour soi, ne peut exister toujours, ou la nature serait arrêtée dans son évolution. Le désintéressement, en supposant qu’il soit possible lui-même, pourrait seul rendre possible l’immortalité.

Si au contraire l’homme n’a d’autre fin que son plaisir propre, selon la pensée d’Epicure, il est voué par le fait même à l’anéantissement, et il ne peut que s’y résigner comme à une conséquence et à une condition de sa vie présente. Cette vie même, comme dit Lucrèce, est une sorte de mort continue ; on se voit mourir à chaque instant, en voyant à chaque instant mourir un plaisir, une jouissance. Le sommeil qui interrompt forcément la série des plaisirs, est également un diminutif de la mort. La mort fait ainsi partie intégrante de la vie, telle qu’elle est conçue par les Epicuriens ; c’est une chose habituelle, qui n’a vraiment rien d’effrayant que ce qu’on y met. Pour l’intelligence elle est rationnelle et presque utile ; pour la sensibilité, elle n’est rien.

En résumé, il y a deux craintes de la mort très différentes qu’Epicure n’a pas distinguées : une crainte puérile et lâche où l’imagination a le principal rôle, une crainte intellectuelle et virile où la raison a la part principale, et qui est plutôt l’horreur désintéressée de la mort qu’une crainte véritable. Epicure a montré la vanité de la première, non de la seconde. A coup sûr il ne faut pas retourner aux religions antiques renversées par l’épicurisme, et on doit résolûment bannir de l’idée de la mort tout ce que l’imagination des premiers peuples lui communiquait de redoutable. Les enfers sont une conception dérivée de cette vie ; comme le remarque Lucrèce, c’est ici-bas qu’il y a des Tantale et des Sisyphe[1]. Ne nous forgeons donc pas de chimères, et ne

  1. Lucr., III, 1058.