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ÉPICURE

Epicure, Schopenhauer attache en effet une grande importance à la question de la mort, « car la mort est proprement le génie inspirateur, le Musagète de la philosophie ; » or, suivant lui, si notre crainte du néant était raisonnée, nous devrions nous inquiéter autant du néant qui a précédé notre existence que de celui qui doit la suivre. Et pourtant il n’en est rien. J’ai horreur d’un infini a parte post qui serait sans moi ; mais je ne trouve rien d’effrayant dans un infini a parte ante qui a été sans moi[1]. La crainte de la mort est donc plutôt, pour Schopenhauer comme pour Epicure, une chose d’imagination que de raison, et le philosophe doit s’en délivrer.

Ainsi l’au-delà et l’en-decà de la vie se ferment également pour nos craintes et nos désirs. Il faut détourner nos yeux de ce nouvel infini qui semblait se présenter à nous, l’infini du temps ; l’idée de durée sans limites, au moins quand nous voulons l’appliquer à notre vie, n’est qu’une vaine et creuse opinion, comme celle de Nécessité, comme celle de Caprice divin : Saturne ne doit pas plus nous inquiéter que Jupiter ou le Destin. Epicure, soutenant que l’immortalité est impossible, en conclut, un peu vite, qu’elle n’est pas désirable[2]. Sur ce point sa théorie offre encore la plus grande analogie avec la doctrine moderne de Strauss selon laquelle l’immortalité serait plutôt à craindre qu’à désirer. Strauss se sert en partie des termes mêmes d’Epicure. « Quiconque ne s’enfle pas d’orgueil, dit-il, sait bien apprécier l’humble mesure de ses facultés, est reconnaissant du temps qui lui est donné pour les développer, mais ne manifeste aucune prétention à un accroissement de ce délai au-delà de cette vie terrestre ; et

  1. Die Welt als Wille, t. II, ch. 41 ; t. I, 1. iv. L’argument de Lucrèce et de Schopenhauer est d’ailleurs sophistique ; car le néant infini ne nous effraie qu’en tant qu’il doit suspendre notre existence et arrêter l’élan de notre volonté. Or, autre chose est le néant précédant notre naissance et aboutissant à notre existence ; autre chose est l’existence aboutissant au néant. Le néant passé ne porte aucun tort à notre existence actuelle ; le néant à venir peut la supprimer d’un moment à l’autre. On se console aisément de n’avoir pas toujours possède un bien, on se console plus difficilement d’être condamné à le perdre.
  2. ... Οὐκ ἄπειρον προστιθεῖσα χρόνον, ἀλλὰ τὸν τῆς ἀθανασίας ἀφελομένη πόθον. Diog. L., x, 124.