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CONTINGENCE ET LIBERTÉ

a de meilleur dans sa vie passée, y trouvera une force de résistance non moins grande que le stoïcien contre les obstacles de la vie présente : il sera heureux[1]. « Hasard », s’écriait Métrodore, « je suis inaccessible à tes attaques ; j’ai fermé toutes les issues par où tu pouvais venir jusqu’à moi ! » L’âme du sage est donc libre, sereine, satisfaite et de soi et des choses. En présence de la douleur il lui suffira toujours, pour l’éviter, de ce clinamen qui se retrouve à des degrés divers dans la sagesse réfléchie de l’homme comme dans la spontanéité aveugle des choses : il lui suffira d’un simple mouvement en arrière ou en avant, d’un libre recul vers le passé ou d’un libre élan vers l’avenir ; il déclinera loin de la douleur, il lui échappera comme l’atome au destin, et il se retirera à l’écart, dans un calme plus inaltérable et dans une plus douce imperturbabilité. Ainsi le sage, étant libre, est « sans maître » (ἀδέσποτος) ; il vit par cela même « au sein des biens immortels » (ἐν ἀθανάτοις ἀγαθοῖς) ; la déclinaison spontanée est devenue vertu et bonheur[2].

V. — Dans la conception épicurienne de la liberté, telle qu’elle ressort de ce chapitre, le point qui nous paraît le plus saillant et le plus original, c’est la solidarité étroite établie entre l’homme et le monde. D’habitude les partisans du libre arbitre sont loin de concevoir l’homme et le monde sur le même type : la liberté leur semble plutôt une puissance supérieure à la nature et divine qu’une puis-

  1. Diog. Laërt., X, 118. Cic., Tusc., V. 26. Plut., Non passe suaviter vivere sec. Epic., 3.
  2. Tandis que nous nous efforcions d’esquisser, d’après les textes connus jusqu’ici, la théorie épicurienne de la volonté, M. Gomperz, le savant professeur de l’Université de Vienne, l’auteur de nombreuses recherches sur les manuscrits d’Herculanum, découvrait à Naples un fragment inédit du Περὶ φύσεως d’Epicure qui traite de la même théorie. Ce fragment curieux, dont M. Gomperz a bien voulu nous promettre de nous communiquer les épreuves, et dont il a eu l’extrême obligeance de nous envoyer quelques échantillons, ne peut assurément infirmer en rien les textes si formels que nous avons analysés ; mais il peut les compléter. Aussi est-ce une bien précieuse trouvaille. Toutefois le fragment en question ne concerne pas, croyons-nous, le point capital et vraiment original de la théorie épicurienne, les rapports de la volonté humaine avec la déclinaison atomique.