Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/101

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
97
CONTINGENCE ET LIBERTÉ

à nous. Quant à nous, ce qui nous constitue, c’est le pouvoir sur nous-mêmes et la liberté du vouloir et du mouvoir : τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν. Ainsi s’explique entièrement ce passage de Plutarque, que nous pouvons maintenant mieux comprendre : « Epicure donne à l’atome la déclinaison… afin que le hasard soit produit et que la liberté ne soit pas détruite : — ἄτομον παρεγκλῖναι (spontanéité de déclinaison)... ὄπως τύχη παρειστέλθη (hasard extérieur qui en est la forme) καὶ τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν μὴ ἀπόλη ται (liberté intérieure qui en est le sentiment)[1]. » La τύχη, et le τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν sont les deux modes d’une spontanéité identique au fond, à laquelle Epicure vient de nous dire que le destin des Physiciens se ramène.

Mais ce hasard extérieur, une fois manifeste, n’en devient pas moins pour nous une puissance plus ou moins hostile, la fortune, contre laquelle il faut, par la morale, savoir prémunir sa liberté. La fortune n’est plus, il est vrai, une puissance absolument invariable et invincible, comme l’était le destin. Avec le hasard changeant et variable, l’espérance est toujours permise, bien plus, toujours commandée. Il est pourtant quelque chose de meilleur que de compter sur un hasard pour en corriger un autre : c’est de compter sur soi et sur ce qui dépend de soi : ἃ παρ᾿ ἡμᾶς. Puisque rien d’absolument malheureux, nulle infortune irrémédiable, nul destin inflexible ne peut s’imposer à nous au dehors comme au dedans, la nature ne peut nous dominer, et c’est nous, au contraire, qui devons la dominer par notre volonté. Le sage, qui aurait été réduit au désespoir et à l’inertie devant l’absolu de la nécessité ou du caprice divin, retrouvera toutes ses forces en face du hasard, c’est-à-dire au fond en face de la spontanéité, c’est-à-dire encore d’une puissance qui n’est plus terrible comme l’inconnu, mais qu’il connaît, et bien plus qu’il porte en lui-même. Il se dressera donc comme un combattant contre le hasard (ἀντιτάξεσται)[2] et il le prendra corps à corps : noble lutte ou le sage, sur de sa liberté supérieure, est sur de son triomphe final. L’épicurien, ici, rivalise avec le stoïcien[3]. L’avenir ne l’inquiète pas : que lui importe ce qui peut lui arriver ? Si c’est un mal,

  1. Plutarch., De solert. anim., 7.
  2. Diog. Laërt., X, 120.
  3. Ibid., 122, 135, etc.