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CONCLUSION 409

humaines, mais le mien ; et, par cela même, c’est aussi le véritable idéal de tous les autres individus, de l’humanité entière, du monde entier. En effet, l’universalité qui semble appartenir à l’idéal d’une collection ou, comme dit M, Spencer, d’un agrégat, n’est qu’une apparence : cet idéal exprime simplement un rapport extérieur entre les êtres, qui ne pénètre point au fond même de leur volonté indviduelle et qui peut rencontrer dans cette volonté une résistance sourde. L’idéal vraiment universel serait celui que se proposeraient à eux-mêmes avec réflexion des individus libres ; c’est la volonté personnelle qui seule peut donner la complète universalité,

Fùt-il réalisable, fùt-il durable, l’équilibre final entre les désirs et les moyens de chaque individu, comme entre les désirs réciproques de tous les individus, qui constituera d’après vous le bonheur, ne constituera du moins jamais le plus haut idéal moral. Equilibre n’est pas dignité intérieure, ni amour mutuel. Le plateau de la balance qui fait équilibre à l’autre plateau n’est qu’un symbole grossier de la justice ; ce n’est même pas un symbole de la fraternité.

L’altruisme, où vous placez la moralité, n’est et ne sera jamais qu’un égoïsme dérivé, un égoïsme qui s’ignore, se déguise, se trompe, mais qui ne peut jamais se supprimer. Cette « charité » que je tiendrais des mouvements fatals du monde, ne produirait tous ses effets qu’à condition d’ignorer elle-même son principe nécessaire et de se croire libre. Il faudra donc, nous l’avons déjà vu, que dans l’Élat idéal les utilitaires oublient leur propre doctrine pour jouer parfaitement le personnage d’êtres désintéressés et aimants, comme ces acteurs qui, entrant profondément dans leur rôle, finissent par éprouver eux-mêmes ce qu’ils simulent. Mais est-ce cette tromperie universelle qui est le terme du progrès, ou n’est-ce pas plutôt l’universelle sincérité ? Vous qui parliez tout à l’heure avec tant de noblesse de la vérité, donnez-vous pour but à l’évolution de l’humanité le mensonge ? Non, le véritable idéal, qu’il soit ou non réalisable, ne saurait être une apparence de devoir, une apparence de droit et de justice, une apparence de charité, une apparence de bonté.