Page:Guyau - La Morale anglaise contemporaine.djvu/428

Cette page n’a pas encore été corrigée

408 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

réaliser cet ordre universel, que réalise avec moi et que réaliserait sans moi l’universalité des choses ! Le premier agrégat venu de forces matérielles a peut-être autant et plus d’influence que moi sur ce bonheur et sur cette prétendue moralité des hommes à venir. Et si, encore une fois, le soleil dépense sa chaleur quelques millions de siècles trop tôt, avant l’équilibre parfait des hommes et de la nature, tous les efforts pour réaliser l’idéal seront donc perdus ? L’action en vue de l’idéal, dans ce commerce de bonheur qui constitue la vie utilitaire, n’est rien moins qu’une spéculation hasardeuse.

Le seul idéal vraiment certain, invariable, qui ne pourrait me tromper ni me fuir, serait celui que je porterais en moi et dont la réalisation dépendrait de moi, rien que de moi ; le véritable idéal, ce serait la libre et bonne volonté. Celui-là, selon la morale idéaliste, je n’ai point à attendre qu’il se réalise par la nécessité des choses ; je n’ai point à attendre qu’il naisse du lent travail de la nature et de l’accumulation des siècles ; que je veuille, et il sera. En outre, il y a dans la volonté quelque chose de définitif. En elle-même et en son principe, elle exclut ce perpétuel recommencement de la nature qui défait sans cesse ce qu’elle fait, dissout ce qu’elle organise, détruit ce qu’elle crée. La volonté bonne reste, si elle veut, toujours bonne. La nature, d’après Heraclite et les naturalistes modernes, est comme un feu qui s’allume et s’éteint en mesure ; mais la volonté vraiment bonne ne consent point à ces intermittences, qui seraient des défaillances ; lorsqu’on elle s’allume l’amour du bien, feu éternel, feu éternellement pur, il brille sans s’obscurcir, il éclaire sans s’épuiser, il s’étend sans s’altérer.

Sans doute, dans l’amour moral du bien, de l’idéal suprême, il y a place encore pour le progrès, comme la nature, la volonté, lors même qu’elle possède le bien, aspire sans cesse au mieux et veut la perfection. Aussi l’idéal moral n’est-il pas ce repos final que nous promettent les utilitaires ; c’est encore l’action, c’est encore le progrès, mais ce progrès est assez volontaire et assez dégagé des obstacles sensibles pour être continu. Je ne dois pas devenir meilleur selon un rhythme, je ne dois pas vouloir « en mesure ». Le vrai progrès moral n’admet pas de retour en arrière, ni, comme disait Pascal, « d’allées et de venues ». Là est le véritable idéal, non pas celui du système solaire, celui de la terre, celui de la collection des machines