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CONCLUSION 407

désintéressement, ou plutôt vous n’aurez même plus besoin de le commander : chez ces êtres parfaits, le désintéressement de l’un trouvera un écho et une réponse chez tous les autres, il ne fera qu’un avec l’intérêt même ; soit. Mais moi, être imparfait et placé au milieu d’êtres imparfaits, comment commencerais-je la série des sacrifices sans savoir qui la poursuivra, sans savoir qui me répondra ? C’est utilitairement impossible. Une volonté affranchie des intérêts pourrait seule prendre cette grave initiafive du désintéressement : faire le bien sans savoir si personne le fera autour d’elle, commencer l’œuvre de bonté et de justice sans savoir qui la continuera, appeler au bien par son exemple sans savoir qui lui répondra et si sa voix ne se perdra pas dans le vide. Tout en niant la possibilité d’un acte qui ne soit pas utilitaire, vous voulez me présenter comme type de ma conduite un idéal à venir ; mais il est aussi impossible de régler ma conduite d’après l’avenir que d’après le passé, d’après votre Eden utilitaire que d’après l’Eden des religions. Les animaux du paradis terrestre avaient en quelque sorte, au point de vue utilitaire, une morale bien supérieure à la nôtre, puisqu’ils ne se mangeaient point entre eux et vivaient en paix ; dès lors, il serait aussi logique de proposer leur conduite comme règle morale et obligatoire de la nôtre que celle des hommes à venir. Je vous demande ce qu’il faut faire, et vous me répondez : — Fais ce que feront dans l’avenir les êtres humains ; imite les hommes à venir. — Pourquoi les imiterais-je ? Que m’importe l’avenir ? que m’importe le passé ? Pourquoi conformerais-je ma conduite à celle d’autres êtres, ayant d’autres intérêts, au lieu de la régler sur mes seuls intérêts à moi ? L’idéal des moralistes qui ne mesurent pas tout à l’utile, c’est moi-même, mais meilleur que je ne suis ; c’est moi-même accomplissant sans défaillance tous les actes conformes à ma vraie nature d’homme. Au lieu de cet idéal personnel, dont la condition et la racine sont en moi, qui est déjà à demi réel par cela seul que je le pense, qui se réalisera en moi par cela seul que je le voudrai, au lieu de cet idéal présent et vivant, les utilitaires nous offrent un idéal impersonnel, qui au fond n’est autre que celui du monde sensible tout entier : idéal soumis à la loi du temps, qu’il faut presque une éternité pour produire, et que la moindre déviation apportée dans le mouvement d’une planète suffirait à rendre impossible. Cet idéal, à vrai dire, m’est étranger. Je puis si peu pour