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CONCLUSION 401

bout de la voie ou je m’engage, quand cela serait contraire à toutes mes prévisions et à tous mes désirs, à tout ce que je croyais et à tout ce qu’on croit autour de moi ; quand ce serait contraire à tout ce que j’ai dit moi-même ; quand cela déferait toutes mes associations d’idées , dérangerait toutes les combinaisons, tout le système que mon intelligence avait échafaudé jusque-là , quand cela anéantirait enfin tout le travail de ma vie passée, — si c’est la vérité, quelque pénible qu’elle soit, je veux la trouver, je veux y croire, parce que la vérité est digne d’amour et que je l’aime. S’enthousiasmer de vérité, cela exige et dans la vérité et dans l’homme même quelque chose de supérieur à ce que semble y laisser l’utilitarisme anglais. Quelle dignité la pensée et son objet ont-ils dans ce système ? Sauf le plaisir qui s’attache à la possession du vrai et que Stuart Mill voudrait en vain rendre d’une « qualité » supérieure à celle des autres plaisirs, la vérité réduite à elle seule ne vaut ni plus ni moins pour moi que l’erreur : rien ne m’attire en elle, rien hors d’elle ne me repousse. Rabaissée au rang d’instrument, la vérité ne mérite plus que je la cherche pour elle-même et n’est plus digne de mon enthousiasme. Et moi-même, d’ailleurs, serais-je digne de la trouver ? Un homme a-t-il jamais éprouvé de l’enthousiasme en cherchant avec réflexion et conscience la satisfaction d’un simple plaisir, et pourrai-je en éprouver davantage en cherchant la vérité ? La pensée ne reste entière, semble-t-il, que si elle croit en elle-même et en sa dignité. Au contraire, croire que la pensée ne vaut que par le plaisir qu’elle donne, c’est, en lui enlevant sa valeur, lui enlever sa puissance. Si je ne pense que pour sentir, je penserai moins ; si je ne cherche la vérité que pour en jouir, je ne la trouverai pas.

La tâche du penseur est double : une fois la vérité découverte, il faut qu’il la communique et la répande. Là encore, n’est-il jamais besoin de désintéressement ? Le plus grand représentant actuel de l’école anglaise, M. Herbert Spencer, a écrit une admirable page sur ce désintéressement avec lequel le penseur doit répandre la vérité. « Que si quelqu’un, dit-il, hésite à proclamer ce « qu’il croit être la vérité suprême, par peur qu’elle ne soit « trop avancée pour son temps, il trouvera des raisons de « se rassurer en envisageant ses actes à un point de vue « impersonnel... Son opinion est une unité de force qui, « avec d’autres unités du même ordre, constitue la puis-

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