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CONCLUSION 393

l’ètre, toutes les tendances naturelles conservent l’être : l’évolution conserve et augmente l’être, ou du moins varie les formes. Qui donc le sacrifiera, au besoin, pour quelque idéal supérieur ? Nulle habitude, nulle tendance consciente d’elle-même, nulle évolution ne semble pouvoir le faire, car elle se contredirait. Moi seul, si j’étais plus que tendance, habitude, instinct ou évolution fatale, je pourrais le faire, parce que je le voudrais librement ; ainsi revient toujours la même question de la liberté morale, conçue comme complétant et corrigeant la nature même dont elle est sortie.

Il est vrai que, dans la société future dont nous parle M. Spencer, les sphères d’activité se feront si parfaitement équilibre, que chacun agira pour le bien d’autrui comme pour le sien ; bien plus, il le fera spontanément et voudra le bien d’autrui comme le sien. Mais cet avenir élevé est-il bien réalisable par la voie de la nécessité physique, qui est seule ouverte aux utilitaires ? Est-il réalisable tant que la conscience et l’intelligence subsisteront dans l’homme, prêtes à s’opposer aux instincts ? La nécessité extérieure de la nature peut rapprocher nos sphères d’action ; elle peut me pousser vers vous, elle peut vous pousser vers moi et nous serrer l’un contre l’autre ; cette nécessité intérieure que les utilitaires appellent sympathie ou altruisme peut faire davantage : par elle, nos mécanismes entrent en équilibre et en harmonie. Est-ce là la fraternité de la bienveillance ? Non, car ni l’un ni l’autre nous n’avons voulu, et ni l’un ni l’autre nous ne nous sommes voulus. Notre place dans l’univers était réglée d’avance ; en gravitant l’un autour de l’autre, nous n’avons pas cessé un seul instant d’exécuter l’éternelle « gravitation de soi sur soi » ; nos mouvements l’un vers l’autre faisaient d’avance partie de l’universelle harmonie, et nous nous sentons malgré nous emportés dans le rhythme monotone auquel obéissent à jamais les mondes. Avons-nous fait l’un vers l’autre un pas qui ne fût compté d’avance, qui ne fût nécessaire, qui ne se ramenât aux lois de l’instinct ou l’intérêt ? Pourquoi donc, encore une fois, aurions-nous l’un à l’égard de l’autre cette gratitude qu’implique l’amour ?

Sans doute, dans la société idéale que nous nous proposons pour but et à laquelle travaille peut-être vaguement la nature entière, l’amour des autres acquerrait en nous une fixité, une éternité qui, pour un spectateur du dehors, pourrait faire croire à l’action d’une puissance nécessaire. Comment voir de loin si c’est bien le