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CONCLUSION 391

de lui-même. A moins donc de réussir à organiser dans la société une tromperie générale, l’école anglaise elle-même devra se contenter de la philanthropie d’Helvétius : agir comme si l’on aimait les hommes, précisément parce qu’on ne les aime pas. Helvétius prétendait, de cette absence même d’amour dans la société, déduire l’absence de haine et de malveillance. Mais il est difficile de croire qu’il suffira à la société de perdre ainsi l’illusion de l’amour pour se délivrer des haines et des discordes. Le résultat véritable des théories trop purement utilitaires ne serait-il pas juste l’opposé du paradoxe d’Helvétius ? Le jour où les hommes sauront qu’ils ne s’aiment plus, n’agiront-ils pas comme s’ils se haïssaient ?

Pourquoi, me disent les philosophes anglais, dans notre société réorganisée, n’iriez-vous pas volontiers vers autrui ? pourquoi vous retireriez-vous d’autrui ? — Parce que c’est autrui et que c’est moi, vous répondrai-je, en retournant la parole de Montaigne. Les raisons senties mêmes pour haïr que pour aimer, et Helvétius a été plus profond qu’il ne le croyait lui-même en rapprochant la haine et l’amour. Vous avez une qualité : c’est une raison de vous aimer ; mais cette qualité, je ne l’ai pas : c’est donc aussi une raison de vous haïr. Tout ce qui en vous peut exciter mon admiration peut aussi exciter mon envie, et c’est pour cela que sans cesse l’humanité se partage en admirateurs et en envieux. Toute belle qualité chez autrui est une alternative qui se pose devant la volonté humaine : ou bien vouloir que cette qualité reste à celui qui la possède, ou bien vouloir qu’elle lui soit enlevée. L’homme se trouve ainsi forcé d’opter sans cesse entre la haine ou l’amour, entre la paix ou la guerre. Sans doute, nous l’accordons, un utilitaire convaincu préférera le plus souvent la paix, avec un semblant d’amour. Nous sommes loin de vouloir pousser les choses à l’extrême et de soutenir par exemple qu’un utilitaire ne trouvera aucun plaisir dans la société d’autrui, la conversation, les réunions en commun, le bon accord avec ses voisins, etc. Nous ne faisons point de lui une sorte de sauvage fuyant les hommes ; nous le croyons au contraire capable d’éprouver tous les plaisirs sociaux, quoiqu’il sache que ces plaisirs se ramènent dans leur principe au développement du moi, à son épanouissement. Utilitaires ou non, nous obéissons volontiers à nos habitudes primitives et à nos instincts, même lorsque nous en sommes les maîtres et que nous sentons pouvoir les dominer d’un moment à l’autre. Il y a là