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386 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

évolution inattendue , l’altruisme conscient. Nous nous aimons nous-mêmes , voilà le principe ; puis nous nous attachons dans les autres à ce qui nous ressemble, et nous nous cherchons nous-mêmes dans autrui : alors naît, selon M. Bain, une sorte d’amour qui se ramène à une ressemblance mutuelle, à une analogie mutuelle ; ce qui se passe dans l’un se communique à l’autre par des raisons toutes physiques, et à vrai dire l’amour d’autrui est un phénomène de contagion nerveuse. C’est celle contagion bienfaisante que les utilitaires veulent étendre à l’humanité pour y faire régner la philanthropie. Dans les autres, vous n’aimez que vous, disent-ils aux hommes ; cependant aimez les autres plus que vous. Dans les autres , vous n’aimez que votre ressemblance ; pour cette image affaiblie de vous-mêmes , sacrifiez-vous , et détruisez au besoin l’original afin de conserver la copie.

Sous ce rapport, l’école utilitaire anglaise n’a pas la logique de l’école utilitaire française : ce qu’elle rejette en théorie, elle n’ose pas y renoncer en pratique. Excluant de l’homme l’amour volontaire et désintéressé d’autrui, elle voudrait, par des moyens détournés, en replacer au moins l’apparence dans la société et reprendre ainsi d’une main ce qu’elle repousse de l’autre. Mais, avec la sympathie et les instincts altruistes, réussira-t-elle à rapprocher et à unir les hommes ? — Sympathiser, c’est-à-dire, suivant l’étymologie même du mot, pâtir ensemble, souffrir ensemble, être courbés ensemble sous la même nécessité, subir l’action réflexe des mêmes émotions, cela suffira-t-il à l’homme, ou sa conscience ne trouve-t-elle pas en elle-même un idéal supérieur, et sa volonté ne réclame-t-elle pas davantage ? La conception utilitaire de la sympathie se trouve pleinement réalisée dans le monde matériel et mécanique. Peut-être l’homme seul peut-il aimer ; mais tout, semblet-il, peut sympathiser. Depuis longtemps, Adam Smith et Hume ont comparé la loi naturelle qui unit les hommes à cette loi physique qui fait que des cordes également tendues, sous la vibration qu’on leur imprime, se mettent d’elles-mêmes à l’unisson. Mais, remarquons-le, pourquoi disons-nous que ces cordes sympathisent ? Si nous connaissions parfaitement l’ensemble de causes mécaniques qui président à leurs mouvements, cette idée ne nous viendrait pas même à l’esprit. Disons-nous de deux horloges que nous montons à la fois qu’elles sympathisent ? Non, parce que dans ce cas la cause du phénomène nous