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CONCLUSION 385

pourrais même fermer les yeux, le soleil n’en viendrait pas moins frapper mes paupières et me contraindre presque à les ouvrir. Tout change quand il s’agit non plus de la lumière extérieure, mais de la lumière intérieure. Là, il ne suffit plus d attendre, il faudrait pouvoir prendre l’ïnitiative ; sans vous, sans moi, sans nos efforts, la moralité dont vous parlez se lèvera-t-elle sur le monde ? N’est-ce point moi qui la porte, la soutiens, la soulève au-dessus de la nature visible et au-dessus de moi-même ; et si ma volonté, si la vôtre, si toutes les autres volontés venaient à faiblir, le monde idéal, le monde moral, ne retomberait-il point dans la nuit ?

IV

L’AMOUR DE L’HUMANITÉ DANS LA MORALE UTILITAIRE Le grand mobile auquel nous avons vu les utilitaires faire appel pour mettre la volonté en mouvement, et qu’ils substituent à l'obligation ou au devoir des anciens moralistes, c’est l’amour de l’humanité, la sympathie universelle, l’altruisme. Dès l’antiquité, Epicure nous offre l’exemple de ce qu’on pourrait appeler l’égoïsme philanthropique 1 ; cette alliance des principes intéressés et des conclusions humanitaires se retrouve dans l’école française du xviiie siècle et dans l’école anglaise contemporaine. Les utilitaires français ont clairement aperçu la négation du véritable amour d’autrui qu’impliquait l’absorption de la volonté dans le désir fatal.

« On n’aime que pour soi, » dit Helvétius ; l’amitié entre les hommes est un besoin réciproque. Tout gravite sur soi, répète d’Holbach ; la vie entière n’est qu’une gravitation de soi sur soi 2. L’école anglaise semble avoir accepté, elle aussi, l’égoïsme comme l’explication suprême et dernière de tous les phénomènes mentaux. « L’amour de soi est le pourquoi de toutes les passions 3, » dit M. Bain, et M. Spencer ne le désavouerait pas. Seulement, cet égoïsme , les philosophes anglais l’ont pour ainsi dire relégué dans la sphère de l’inconscient, et ils en ont fait sortir, par une

1. Voir notre Morale d’Epicure, livre III. 2. Ibid., liv. IV.

3. Voy. M. Bain, Emot, and will, c. XII.

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