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LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

nature a placé le genre humain sous l’empire de deux souverains maîtres, la peine et le plaisir. Nous leur devons toutes nos idées ; nous leur rapportons tous nos jugements, toutes les déterminations de notre vie. Celui qui prétend se soustraire à leur assujettissement ne sait ce qu’il dit. Ces sentiments éternels et irrésistibles doivent être la grande étude du moraliste et du législateur[1]. »

Ces principes de Bentham sont les mêmes que ceux d’Epicure, d’Helvétius et des autres moralistes utilitaires ; mais il y a cette différence que Bentham n’essaye même pas de les prouver. Il les pose comme évidents : selon lui, il suffit de les éclairer, de les expliquer pour les faire reconnaître ; quant à les démontrer, c’est chose impossible. La science de la morale, comme la plus certaine de toutes les sciences, la géométrie, doit s’appuyer sur un postulat. Le plaisir étant l’unique fin de la vie, il en sera l’unique règle ; étant le but de tous, il servira à mesurer la distance à laquelle chacun, dans chaque instant, se trouve de ce but. Or, en tant que le plaisir, et le plaisir à son maximum, devient la règle et la mesure des actions, il prend le nom d’utilité.

Bentham n’a du reste rien plus à cœur que de rendre précise et claire cette idée d’utilité qu’il donne pour base à la morale. Il ne veut pas qu’avec Hume on prenne le mot utile en un sens abstrait, et qu’on entende par là une organisation de moyens en vue d’une fin quelconque, qui ne serait pas nécessairement le plaisir. Beaucoup de personnes, lors de la publication des Principes de la morale, commirent cette erreur, et lady Holland, dans la conversation, dit un jour à Bentham que sa doctrine de l’utilité mettait un veto sur le plaisir. Bentham s’indigne d’être ainsi interprété, « lui qui s’était imaginé que l’allié le plus précieux et le plus influent que pût trouver le plaisir, c’était le principe de l’utilité[2]. » L’utilité, à ses yeux, n’a aucune valeur propre : c’est une forme, un cadre, dont le contenu, qui seul en fait le prix, n’est et ne peut être que le plaisir. Les moralistes, il est vrai, « s’effarouchent et prennent la fuite » dès qu’on prononce ce mot de plaisir[3] ; le plaisir est pourtant le seul bien, et Bentham s’écrie après Epicure

  1. « Nature has placed mankind under the governance of two sovereign masters, pain and pleasure. » (Introduction to the prince. of mor. and legis., ch. I.) Cf. Dumont de Genève, Traité de législ. civ. et pén., I, 3, 4.
  2. Déontol., I, 378.
  3. Déontol., I, 268.