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AVANT-PROPOS

jamais cherché la vérité ou qui croit à jamais l’avoir trouvée ; mais le premier manque de cœur, et quant au second, ne manque-t-il pas de clairvoyance ? Mieux vaut le trouble que l’indifférence ou la foi aveugle. Heureux donc les hardis novateurs, comme il en existe en Angleterre, qui peuvent répandre le trouble dans les esprits les plus tranquilles jusque-là, qui peuvent ébranler la masse encore tout engourdie de la majorité des hommes, provoquer partout les discussions, les débats, le doute provisoire , et faire s’entrechoquer les idées au sein de l’humanité, comme se heurtent les ondes lumineuses dans l’éther ou les vagues dans l’océan. Cette tempête intérieure vaut mieux que le calme et la béatitude d’autrefois ; nous croyons qu’il faut sans frémir l’appeler sur nous et sur les autres[1].

  1. Voici, dans le Rapport à l’Académie des sciences morales et politiques, les pages qui sont consacrées à l’appréciation de notre livre : « Le mémoire inscrit sous le numéro 2 est un ouvrage de 1300 pages in-quarto, qui promet par ses dimensions mêmes des recherches considérables, et qui tient encore au delà de ce qu’il promet.

    Le plan de l’exposition historique se lie à une vue personnelle de l’auteur. Il distingue dans l’histoire de la morale utilitaire trois périodes : la première, où cette morale se fonde sur l’intérêt particulier, comme dans Epicure, dans Hobbes, et en France au xviii^ siècle ; la seconde, où elle s’établit sur l’harmonie entre l’intérêt particulier et l’intérêt général (c’est la période de l’esprit utilitaire en Angleterre jusqu’à Bentham inclusivement) ; la troisième enfin, la période tout à fait moderne, où la morale utilitaire prétend ne plus poursuivre que l’intérêt général : c’est la phase marquée par les noms de MM. Stuart Mill, Bain, Bailey, Darwin, Herbert Spencer. Il y a donc, suivant ce point de vue ingénieux et profond, un véritable progrès, une évolution continue dans l’école utilitaire depuis Epicure jusqu’à l’époque contemporaine, où son mouvement s’épuise et après laquelle il n’y a plus pour elle ou bien qu’à se confondre avec la morale rationnelle du devoir, dont elle semble parfois toucher les frontières, ou bien à revenir en arrière jusqu’à son point de départ , pour recommencer un cercle sans fin. Nous aurions sur plus d’un point peut-être à contester la justesse et l’exactitude de ces divisions trop nettement tranchées d’une morale qui, au fond , ne cesse pas de se ressembler beaucoup à elle-même dans toutes ses métamorphoses. Mais c’est assurément un bel essai de généralisation, une synthèse vraie au moins dans les grandes lignes et qui témoigne dès les premières pages d’un esprit de haute valeur.

    L’auteur excelle (ce n’est pas trop dire) dans l’interprétation et la