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viii
AVANT-PROPOS

esprits. Quand ils présentent un paradoxe, c’est le plus souvent d’une façon un peu oblique et comme à regret. Il faut voir par exemple avec quelle prudence M. Darwin expose ses belles hypothèses ; en général même, il restreint chacune de ses moindres assertions par des formules dubitatives, tant il a peur d’affirmer comme vrai ce qui ne serait que probable. Stuart Mill en faisait autant. M. Spencer, lui, a moins de ces hésitations : il nous déclare qu’il a un système et nous le développe en entier ; mais il ne s’attache nullement, au moins en morale et en religion, à agiter l’opinion publique par quelque paradoxe trop hardi ; il entreprend de faire à chacun sa part, tout en faisant, bien entendu, la part la plus grosse à l’hérédité et à l’évolution. Outre la sincérité entière de la pensée, on trouve chez les philosophes anglais cette sincérité du langage qui est la simplicité ; il n’y a pas de place chez eux pour la rhétorique, pour les phrases redondantes, en un mot pour tous les artifices qui trompent le lecteur et jusqu’à l’auteur. On peut dire même qu’ils n’ont pas ce que nous appelons le style (c’est d’ailleurs chez eux un défaut plutôt qu’une qualité). En somme, malgré les préjugés dont ils sont l’objet, il semble a priori que leur doctrine doit avoir d’autant plus de valeur qu’ils la présentent toute nue pour ainsi dire et qu’ils ont convaincu beaucoup d’esprits sans jamais les entraîner.

Ainsi donc, si les théories anglaises de l’utilité et surtout de l’évolution ont contredit l’opinion publique, il n’était pas possible de le faire avec plus de ménagements : il est difficile d’être plus doucement révolutionnaire. Au lieu d’attaquer de front les croyances communes, les penseurs anglais les minent par la base, lentement, sans beaucoup de bruit. On nous dira que c’est le plus sûr moyen pour qu’elles s’écroulent toutes