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GENÈSE DE L’IDÉE DE TEMPS

ordre, leur donne une certaine forme, elle en fait un édifice : la forme extérieure que prend cet édifice, la disposition générale qu’il affecte, c’est ce que nous appelons le temps. Pour constater le changement et le mouvement, il faut avoir un point fixe. La goutte d’eau ne se sent pas couler, quoiqu’elle reflète successivement tous les objets de ses rives : c’est qu’elle ne garde l’image d’aucune. Qui donc nous donnera ces points fixes nécessaires pour fournir la conscience du changement et la notion du temps ? c’est le souvenir, — c’est-à-dire tout simplement la persistance d’une même sensation ou d’un même sentiment sous les autres. D’habitude, les diverses époques de notre vie se trouvent dominées par tel ou tel sentiment qui leur communique leur caractère distinctif et saillant. Nos événements intérieurs se groupent autour d’impressions et d’idées maîtresses : ils leur empruntent leur unité ; grâce à elles, ils forment corps. Titus, dit-on, comptait ses jours par ses bonnes actions ; mais les bonnes actions de Titus sont un peu problématiques. Ce qui est certain, c’est que, pour l’écrivain par exemple, telle ou telle époque de sa vie vient se suspendre tout entière à tel ou tel ouvrage qu’il composait pendant cette époque. Le musicien, lui, n’a qu’à se chanter intérieurement une série de mélodies pour éveiller les souvenirs de telle période de son existence. Le peintre voit son passé à travers des couleurs et des formes, des couchers de soleil, des aurores, des teintes de verdure. Toute notre jeunesse vient souvent se grouper autour d’une image de femme, sans cesse présente à nos événements d’alors. Chaque objet désiré ou voulu fortement, chaque action énergique ou persistante attire à elle, comme