Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/98

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
60
la genèse des religions.

ment des religions. Si, en effet, le merveilleux a été de tout temps un élément essentiel dans la constitution de toute religion, il n’avait pas, pour les premiers fondateurs, le même caractère que pour nous : il ne se distinguait pas nettement du naturel. L’intelligence humaine n’avait point encore, pour distribuer les phénomènes, les deux divisions du déterminisme scientifique, et de l’ordre surnaturel. Un phénomène naturel ! voilà une idée presque moderne ; cela veut dire un phénomène tombant sous des lois fixes, enserré dans un ensemble d’autres phénomènes, formant avec eux un tout régulier. Quelle conception complexe et au-dessus de la portée d’une intelligence primitive ! Ce que nous appelons un miracle est une chose « naturelle » pour un sauvage : il en observe à tous moments ; il n’observe même dans l’univers, à proprement parler, que les miracles, c’est-à-dire les choses étonnantes. L’homme primitif, en effet, ne remarque autour de lui que ce qui l’étonné (l’étonnement, a-t-on dit, est le père de la science), et ce qui l’étonné a immédiatement pour lui un caractère intentionnel, voulu[1]. Cela ne le choque pas plus qu’un vrai philosophe n’est choqué d’un paradoxe. Le sauvage ne connaît pas assez les lois de la nature, il ne les sait pas assez universelles, pour refuser d’admettre une dérogation à ces lois. Le miracle est donc simplement, pour lui, le signe d’une puissance comme la sienne, mais agissant par des voies à lui inconnues et produisant des effets plus grands qu’il ne pourrait en produire. Ces effets sont-ils infiniment plus grands ? Cela n’entre pas en question : il suffit qu’ils le dépassent pour le faire s’incliner et adorer.

L’idée du miracle, si antiscientifique aujourd’hui, a pourtant marqué un progrès considérable dans l’évolution intellectuelle : elle fut, en effet, une limitation de l’intervention divine à un petit nombre de phénomènes extraordinaires. C’est le moment où le déterminisme universel passe de l’état tout à fait inconscient à une demi-conscience de lui-même. Le dualisme, la séparation des esprits et des corps, s’affirmant toujours davantage, devient une séparation des pouvoirs.

  1. Étymologiquement, miracle signifie simplement chose étonnante. Les Hindous n’ont même pas de mot pour exprimer l’idée de surnaturel : miracle et spectacle se confondent dans leur langue. Le surnaturel, c’est pour eux l’objet même de la contemplation et de l’admiration, c’est ce qui éclate dans la trame monotone de la vie de chaque jour, ce qui attire les yeux et la pensée.