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la physique religieuse et le sociomorphisme.

l’art, il faut de la perspective. Mon chien et moi nous vivons de pair à compagnon ; il a ses jalousies, ses bouderies ; j’ai le malheur de n’être nullement à ses yeux sur un piédestal. Du reste, il y a évidemment des exceptions, des cas où le maître peut garder tout entier son prestige. Je crois que, dans certaines circonstances, l’homme est apparu à l’animal comme doué d’une puissance si extraordinaire qu’il a pu éveiller en lui quoique vague sentiment religieux ; si l’homme est quelquefois un dieu pour l’homme, rien n’empêche qu’il ne le soit aussi pour l’animal. Je sais qu’aux yeux de certains philosophes et même de certains savants, la religion est exclusivement l’apanage du règne humain ; mais nous n’avons trouvé jusqu’ici dans la religion primitive qu’un certain nombre d’idées simples, dont aucune, prise à part, n’est au dessus de l’animal. De même que l’industrie, l’art, le langage et la raison, la religion peut donc avoir ses racines dans la conscience confuse et nébuleuse de l’animal. Seulement il ne s’élève à de telles idées que par moments, il ne peut s’y maintenir, en faire la synthèse, les réduire en système. Il a l’esprit trop mobile pour régler sur elles sa conduite. L’animal, fût-il presque aussi capable de concevoir un dieu que l’est le dernier des sauvages, reste toujours incapable d’avoir un culte religieux.


Nous avons vu que la naissance de la religion n’est pas une sorte de coup de théâtre dans la nature, que chez les animaux supérieurs tout la prépare, que l’homme même y arrive graduellement et sans secousse. Dans cette genèse rapide des religions primitives, nous n’avons eu nul besoin d’introduire les idées d’âme, d’esprit, d’infini, de cause première, ni même aucun sentiment métaphysique. Ces idées se sont développées postérieurement : elles sont sorties des religions plutôt qu’elles ne les ont produites. La religion a d’abord une base toute positive et toute naturelle ; c’est une physique mythique et sociomorphique : c’est seulement par son sommet, à un degré d’évolution avancé qu’elle touche à la métaphysique. Les religions sont en dehors et à côté de la science. La superstition, au sens strict du mot, fut leur première origine, et ce n’est pas sans raison que Lucrèce rapprochait ces deux choses : religio, superstitio. Assister à la naissance des religions, c’est voir comment une conception scientifique erronée peut entrer dans l’esprit humain, se souder à d’autres