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la genèse des religions.

toucher, de captiver, le langage infiniment complexe de l’affection et du respect. Peu accessible lui-même à la pitié, il ne sait comment s’y prendre pour l’exciter chez autrui ; l’idée de don, d’offrande, si essentielle dans les rapports des êtres entre eux et des hommes avec les dieux, lui est, sauf de rares exceptions, presque inconnue. Le culte le plus primilif est toujours la contrefaçon d’un état social avancé, l’imitation, dans le commerce imaginaire avec les dieux, du commerce d’hommes unis par des liens déjà très complexes. La religion implique un art social naissant, une première connaissance des ressorts qui font mouvoir les êtres en société ; il y a de la rhétorique dans la prière, dans les génuflexions et les prosternations. Tout cela est beaucoup au-dessus de la moyenne des animaux. On peut cependant découvrir chez les animaux supérieurs les traces de l’évolution qui doit amener l’homme jusque-là. C’est surtout en domesticité que se perfectionne la mimique des animaux. Leur société avec un être supérieur est ce qui, dans la nature, ressemble le plus à la société où l’homme primitif croit vivre avec les dieux. Le chien semble adresser, par moments, une véritable prière au maître qui le frappe, quand il se traîne à ses pieds en gémissant. Toutefois cette attitude, provoquée par l’attente et la crainte du coup, n’est-elle pas en grande partie instinctive, a-t-elle le but réfléchi d’exciter la pitié ? La vraie prière du chien consiste à lécher la main qui le blesse ; on connaît l’histoire de ce chien qui léchait les doigts de son maître pendant que ce dernier pratiquait impitoyablement sur lui une opération de vivisection. J’ai pu observer moi-même un fait analogue chez un énorme chien des Pyrénées dont je dus un jour cautériser l’œil malade : il aurait pu me briser la main, il se contentait de me la lécher fiévreusement. Il y a là un exemple de soumission presque religieuse ; le sentiment qui se révélait en germe chez ce chien est celui qui se développera dans les Psaumes et le livre de Job. Nul autre être que l’homme ne peut faire éprouver un tel sentiment aux animaux. Quant à l’homme lui-même, il ne peut l’éprouver qu’en face des dieux, d’un chef absolu ou d’un père. Si profond que soit parfois ce sentiment chez l’animal, l’expression en est encore bien imparfaite ; je me rappelle pourtant des cas où l’action de lécher, si familière aux chiens, devient presque le baiser humain. Au moment où j’embrassais ma mère sur la porte de notre maison, prêt à partir en