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la physique religieuse et le sociomorphisme.

phénomènes surprenants sont des actions inexplicables ; pour l’autre, ce sont les effets complexes d’une volonté délibérante, ce sont des chefs-d’œuvre. Mais l’idée d’activité, loin de s’effacer, ne fait ainsi que se fortifier et se préciser. Étant donnée l’expérience incomplète de l’homme primitif, il avait parfaitement raison d’attribuer la conscience et l’intelligence à la nature, il ne pouvait faire autrement : son esprit se trouvait enfermé dans une impasse dont la superstition était la seule issue. À un moment donné de l’évolution humaine, la superstition fut parfaitement rationnelle.

De nos jours même, les savants sont fort embarrassés de dire où l’inanimé devient animé ; comment les hommes primitifs auraient-ils pu connaître où l’animé devenait inanimé, où mourait la vie ? Comment distinguer, par exemple, ce qui dort de ce qui est inanimé ? Pendant toute une période de la vie, pendant le sommeil, les corps vivants offrent l’aspect des corps inertes ; pourquoi les corps inertes ne prendraient-ils pas aussi, par moments, l’aspect des corps vivants ? La nuit surtout, tout se transforme, tout s’anime, un simple frisson du vent suffit pour faire tout palpiter ; il semble que la nature se réveille de son sommeil du jour ; c’est l’heure où les bêtes fauves vont en quête de leur proie, et des rumeurs étranges emplissent la forêt. L’imagination la plus calme crée du fantastique. Une nuit que je me promenais au bord de la mer, je vis distinctement une bête gigantcsque se mouvoir à quelque distance : c’était un rocher parfaitement immobile au milieu des autres ; mais les flots, qui tour à tour le couvraient et le découvraient en partie, lui prêtaient leur mouvement à mes yeux. Que de choses dans la nature empruntent ainsi au milieu, au vent, à une lumière plus ou moins incertaine l’apparence de la vie[1] ! Là où les yeux

  1. M. H. Russel, l’explorateur des Pyrénées, remarque aussi les effets fantastiques que produisent les rayon ? lunaires dans les montagnes. « À mesure que la lumière remplaçait l’ombre sur la face ou aux angles des rochers, » dit-il dans le récit d’une ascension au pic d’Éristé, « ils avaient tellement l’air de remuer que plus d’une fois je les pris pour des ours. Aussi j’avais mon revolver chargé à côté de mon sac. » Le même explorateur remarque aussi les transformations étonnantes que subissent les objets de la nature dans le passage du jour à la nuit ou de la nuit au jour : à l’aube, il se fait une sorte de tressaillement universel qui semble tout animer : « Le bruit de la cascade voisine changeait souvent : à l’aube, après avoir gémi et tonné tour à tour, elle se mit à gronder. Car le matin, dans les montagnes, les sons grandissent, ils s’enflent, et les torrents surtout élèvent